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moitié dupe de son évocation : c’est là le charme, la magie, ce qui est vraiment surhumain, car cela dénote l’action d’une force involontaire et irrésistible ; mais c’est là aussi ce qui déroute, ce qui peut égarer l’intelligence. En se complétant au gré d’un entraînement de l’imagination, le tableau a cessé de représenter une idée déterminée, saisissable pour le jugement. Ainsi en est-il, chez M. Michelet, de presque toutes ses impressions; il ne tâche pas de les définir, de les ramener à l’idée qui les résumerait : au contraire, c’est l’émotion mêlée à l’impression qui est avide de se dérouler, de se développer, et qui dans son évolution les fait chatoyer, tournoyer, si bien que tout tourne. Et lors même que l’émotion, le tableau ne se complètent pas aux dépens du sens, le sens ne reste pas moins indécis, parce que M. Michelet ne s’arrête pas à le formuler distinctement. Ses conceptions ont l’unité de la vie; elles ne sont que trop vivantes pour ainsi dire, trop littéralement semblables à la vie. Comme dans une scène réelle, l’aspect et la forme, la parole et le mouvement passionné sont là; mais le derrière, le dedans, les organes moteurs restent cachés. L’imagination est satisfaite : elle voit des actes qui procèdent évidemment d’une même personne, elle sent, à une même impression, qu’ils sont bien déterminés par un même caractère; mais il n’en est pas ainsi de l’intelligence. A ses yeux à elle, pour que ces actes distincts, ces perceptions partielles formassent un tout intelligible, il faudrait une explication qui les embrassât tous à la fois; il serait nécessaire qu’on lui dît par exemple : Cet homme est un vaniteux mélancolique, ou : Cet homme est un bon cœur sans conscience. C’est ce mot qui vient rarement chez M. Michelet. Le jugement qui ferait tenir le tableau tout entier dans une seule idée reste trop à l’arrière-plan, il aime trop à ne pas prendre une silhouette arrêtée : il y a chez nous une faculté qui n’est pas satisfaite .

Voyez son Histoire de France. Ombres et lumières !... Je ne sais si ses livres de l’Amour et de la Femme ont fait à d’autres une révélation inattendue en leur apprenant quel rôle la volupté joue dans l’esprit de M. Michelet. Pour ma part, ils ne m’ont pas pris à l’improviste; la même volupté, je la vois partout à l’œuvre dans ses écrits. S’il y a un reproche à faire à son histoire, c’est seulement d’être trop séduisante. On se défie à demi, comme en face d’un esprit tout débordant de facultés qui ont cherché avant tout un stimulant et une occasion de s’exercer. On dirait d’un homme qui, à son insu, étudie moins par besoin de connaître et de faire connaître les faits que pour la joie de concevoir et d’exprimer tout ce que les faits lui suggèrent, pour le bonheur d’enrichir son kaléidoscope et d’en contempler les merveilles. Chez lui, tout est prestige, jaillissement, entre-croisement d’éclairs; presque tout est donné à l’entraî-