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dire. Malheureux que je suis ! j’oubliais cela; je suis pourtant venu exprès. Écoutez !

Et il saisit le bras d’Ernest. La jeune femme cette fois eut véritablement peur. — Ernest, dit-elle, partons, je vous en supplie.

— Non, non, dit Roger, vous ne partirez pas avant de m’avoir entendu. — Et il retint Ernest par ses vêtemens.

Peut-être le jeune homme eût-il consenti à l’écouter; mais à cet instant quelques personnes s’approchèrent. Alors il fit signe à son cocher, qui arriva au grand trot, fit monter la jeune femme dans la voiture, et, se dégageant de vive force de l’étreinte de Roger, y monta après elle, tout en recommandant au cocher d’aller très vite.

Quand Roger, qui avait été assez rudement rejeté en arrière, vit la voiture partir, il s’élança en criant : «Arrêtez ! arrêtez ! » Mais il était impossible qu’il la rejoignît. Au bout de quelques minutes, il fut hors d’haleine. Il craignit aussi qu’on ne lui demandât compte de sa course insensée et de ses cris. Il se désespérait lorsqu’un remise qui était libre s’offrit à lui. Il le prit et le lança sur les traces de la voiture. Il parvint à ne pas la perdre de vue, et grâce aux nombreux équipages qui revenaient du bois, et parmi lesquels, dans l’avenue des Champs-Elysées, son remise se confondit, il put, sans qu’ils se doutassent de sa présence, se rapprocher d’Ernest et de la jeune femme. Il les suivit ainsi à une distance convenable jusqu’au Café-Anglais, où ils descendirent. Roger, tout à fait de sang-froid et se réjouissant d’avoir si bien réussi, congédia sa voiture, se glissa lestement le long du boulevard, et vit Ernest et sa compagne monter dans le restaurant, aux cabinets du premier étage. Il tira sa montre et se disposait à s’installer lui-même au rez-de-chaussée lorsqu’une pensée importune lui vint.

— Déjà six heures, se dit-il, et ce monsieur qui doit m’envoyer ses témoins à sept heures à mon hôtel. Je n’ai pas le droit de les faire attendre.

En ce moment, il ne songeait pas plus à M. Lannoy qu’à toute autre personne. Certains détails de son duel le préoccupaient beaucoup. Il eût dû se procurer des témoins et n’y avait pas pensé. Le fait est qu’il ne savait où en trouver. Soit qu’il revînt pour la première fois à Paris après une longue absence, comme on eût pu le croire d’après la façon dont il s’y promenait le matin même, soit qu’il eût quelque raison de ne point vouloir qu’on y connût son séjour, la moindre démarche était difficile pour lui. Il réfléchissait aussi que son entrevue avec les témoins de son adversaire ou avec son adversaire lui-même, si courte qu’elle fût, pouvait l’exposer à ne point retourner assez tôt au Café-Anglais pour l’exécution du projet qu’il avait formé. Ainsi aux prises avec les petites difficultés de la vie réelle, il avait un air fort soucieux, mais très raisonnable.