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soldats par force, les plus heureux sont ceux qui désertent à travers tous les dangers, et il y en a un grand nombre ; les autres restent soumis au service militaire comme à un supplice de tous les instans, dont quelques-uns à peine voient la fin. La conscription militaire est donc considérée en elle-même par les Polonais comme le plus grand des malheurs, et elle devait inspirer une répulsion bien plus vive encore après une suspension prolongée du recrutement. Cette loi si dure cependant, et à laquelle se rattachaient les terribles souvenirs du temps de l’empereur Nicolas, elle s’est trouvée par le fait notablement aggravée lorsqu’il s’est agi de l’appliquer de nouveau, et, par un calcul ou un subterfuge doublement irritant, c’est sous l’apparence d’un bienfait, d’un allégement, que s’est cachée cette aggravation. Qu’est-il arrivé en effet ? On a reconnu que, survenant en pleine exécution de toutes les mesures qui tiennent à la transformation de l’état des paysans, le recrutement pouvait interrompre ou compromettre ce délicat et grand travail, et alors les paysans ont été exemptés de la conscription, dont tout le poids a été ainsi rejeté sur la population des villes. Le principe une fois posé, on ne s’est point arrêté ; dès que la loi du recrutement n’était point appliquée dans une de ses conditions essentielles, on a pris le parti de ne point l’appliquer du tout, d’en faire tout simplement une question d’administration et de police. C’est le gouvernement qui s’est chargé lui-même de choisir les conscrits, laissant dans une obscurité calculée et menaçante le chiffre du contingent, le nombre des années de service. Pour assurer toute liberté à l’action administrative, on a supprimé jusqu’aux exemptions légales en faveur des fils uniques, fils de veuves, tuteurs d’orphelins. Le tirage au sort, cette dernière garantie d’une équité aveugle, ce dernier moyen d’impartialité, le tirage au sort lui-même a été banni des opérations de ce nouveau recrutement, de telle sorte que le gouvernement a pu procéder désormais dans son omnipotence tout arbitraire, et que les populations, les familles, se sont trouvées placées sous le coup de ces désignations mystérieuses et redoutables.

Quel était le mobile primitif de cette mesure ? Ce n’était point à coup sûr un sentiment de bienveillance pour les paysans, puisque la population agricole de l’empire est dans les mêmes conditions et n’a point eu la même faveur, réservée par un cruel privilège au royaume de Pologne. Il n’y avait manifestement qu’une pensée, celle d’armer le gouvernement, de lui offrir un moyen pseudo-légal de se débarrasser de toute une jeunesse suspecte de lumières et de patriotisme, en lui livrant toute la population des villes, de vingt à trente ans, et cette pensée au reste, sans être avouée publiquement, est écrite tout au long dans les instructions secrètes adressées par le ministre de l’intérieur aux autorités des provinces. « L’un des principaux buts du recrutement, dit-on avec une naïve crudité, est de se débarrasser de la partie de la population qui contribue par sa conduite à troubler l’ordre public. » Les exemptions légales sont suspendues, « si elles