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noir, les Diamans de la couronne et la Muette, qui est le plus grand effort et le chef-d’œuvre du maître dans le genre sérieux. Ce n’est pas que la belle partition de la Muette diffère beaucoup par le style et les idées mélodiques des autres ouvrages de M. Auber, et qu’on soit autorisé à placer ce chef-d’œuvre au rang des grandes conceptions lyriques. Les œuvres de l’art aussi bien que les beautés de la nature extérieure se classent par le caractère de l’effet qu’elles produisent sur l’esprit de l’homme, par la qualité de l’émotion qu’elles éveillent dans l’âme. Il est aussi absurde de croire que les sensations se valent que de confondre la grâce avec le sublime, l’amour avec la terreur. La vraie critique repose donc sur la psychologie, c’est-à-dire sur la connaissance de l’âme et sur le classement hiérarchique des émotions qu’elle éprouve. Si le public a toujours raison de manifester le plaisir que lui donne une œuvre d’art, c’est à la critique éclairée qu’il appartient de la juger et de lui assigner une place dans l’ordre des travaux de l’esprit humain.

La musique de la Muette est trop connue pour qu’il soit nécessaire d’en donner ici une analyse détaillée. L’ouverture d’abord est un charmant morceau de symphonie bien adapté au sujet de l’ouvrage, et dans lequel on sent déjà l’influence souveraine de Rossini. J’en dirai autant de l’air de bravoure que chante Elvire : — Plaisir du rang suprême, — qui est devenu le cheval de bataille de toutes les élèves du Conservatoire. Après cela, on ne trouve au premier acte qu’un beau chœur religieux : — O Dieu puissant, — d’un style un peu vieillot, et le finale, qui a de l’éclat. C’est au second acte que l’action du drame s’engage et que le musicien déploie les plus brillantes couleurs de son imagination. Le chœur : — Amis, le soleil va paraître, — est splendide, et forme une belle préparation à la délicieuse barcarolle que chante Masaniello avec l’accompagnement du chœur : — Amis, la matinée est belle. — Cette mélodie limpide et doucement émue a couru le monde depuis trente ans qu’elle est éclose, et n’a rien perdu de sa fraîcheur et de sa morbidesse printanières. À cette introduction brillante succède le duo fameux entre Masaniello et Pietro : — Mieux vaut mourir que rester misérable ! — dont la péroraison chaleureuse : — Amour sacré de la patrie, — a acquis la popularité d’un chant national. Veut-on connaître cependant quelle différence il peut exister entre deux manières d’exprimer le même sentiment et presque la même situation ? Que l’on compare le duo de la Muette que nous venons de citer au trio de Guillaume Tell ! C’est juste la distance qui sépare le beau du sublime, le talent du génie. Dans le duo de M. Auber, on semble entendre deux braves officiers français qui vont se battre pour la gloire et l’indépendance de leur pays ; dans l’hymne de Guillaume Tell, c’est l’amour sacré de la terre natale, de la chaumière, de la famille et de la liberté qui parle la langue divine de l’idéal. Non, Dieu n’a pas permis à l’homme de simuler par les artifices de l’art les sentimens sublimes que son cœur n’a pas éprouvés. Dans ce second acte de la Muette, qui est si riche en idées musicales, on remarque