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bouleversez alors toute l’économie de la partition originale, et vous transformez une œuvre de génie en un pastiche informe, en une mascarade ridicule de princes et de princesses sans physionomie historique et sans caractère. Et vous n’avez pas été arrêté dans votre folle entreprise par la seule considération que les personnages de Cosi fan tutte sont de la classe moyenne, et que cette historiette, qu’on n’a pas du tout imposée à Mozart, comme on le dit, se passe, à la fin du XVIIIr siècle, dans un coin de la société polie de la ville de Naples, tandis que l’imbroglio puissant et compliqué de Shakspeare transporte l’imagination dans une cour souveraine du XVIe siècle remplie de bruit, de luxe et de folies ! M. le directeur du Théâtre-Lyrique et ses complices partagent sans doute l’opinion de quelques beaux esprits nouvellement éclos, et qui pensent que l’auteur de Don Giovanni, des Nozze di Figaro, d’il Flauto magico et du Requiem n’est point un compositeur vraiment dramatique, et que sa musique est faite pour les anges et non pour les hommes.

La pièce de Shakspeare Peines d’amour perdues, sur laquelle MM. Michel Carré et Jules Barbier ont taillé leur libretto insipide, est une de ces grandes fresques dramatiques remplies de bruit, de poésie et d’éclats de rire, comme il y en a tant dans l’œuvre du grand poète anglais, une sorte d’improvisation vigoureuse dont la scène se passe dans un parc, devant un palais et à la clarté des étoiles. Un jeune roi de Navarre, qui ne sait que faire sans doute de la paix dont jouit son petit royaume, forme le projet de s’adonner à l’étude de la science et de la sagesse, et de rompre pendant trois ans tout commerce avec les femmes et les plaisirs. Tous les favoris s’engagent par serment à suivre l’exemple du roi, et un édit public défend à toute femme, noble ou bourgeoise, d’approcher de la cour à plus d’un mille. L’édit est à peine publié qu’on annonce qu’une princesse française, escortée d’un groupe joyeux de dames d’honneur, vient, au nom de son père, demander au roi de Navarre la restitution d’une province qui était en litige. Cette démarche singulière, bien digne de l’imagination de Shakspeare, embarrasse beaucoup le jeune roi. Il se décide non pas à rompre son vœu à peine formé, mais à se rendre lui-même au-devant de la princesse. Cette rencontre du roi et de ses courtisans avec la princesse et les dames qui l’accompagnent donne lieu à des scènes piquantes, à une mêlée de rendez-vous, de propos galans et de charmantes perfidies dont il est impossible de se faire une idée. La fin de l’histoire, c’est que le roi et ses courtisans sont vaincus par la beauté et la ruse des femmes, qu’ils manquent tous au serment téméraire qu’ils ont fait, et qu’ils tombent aux genoux de leurs belles en jurant cette fois qu’on ne les prendra plus à un pareil jeu. La paix est conclue par l’amour et le mariage des différens couples que le poète a fait paraître dans cette joyeuse mascarade de la vie de cour au XVIe siècle. Deux caractères se font particulièrement remarquer dans cette incroyable mêlée : Biron et Rosaline. Biron, seigneur attaché au roi de Navarre, et Rosaline, dame d’atour de la princesse de France, se sont connus autrefois, et voici le dialogue qui intervient entre eux la première fois qu’ils se rencontrent.

BIRON, à Rosaline. — N’ai-je pas dansé avec vous dans le Brabant ?
ROSALINE. — N’ai-je pas dansé un jour avec vous dans le Brabant ?