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une amusante scène. On a bien de la peine à les empêcher de parler tous à la fois. Il faut d’ailleurs leur regarder successivement à tous la langue et leur tâter à tous le pouls. Le plus malade est le muphti, qui a un commencement de cataracte. Nous leur conseillons à tous en général de moins manger et de prendre de l’exercice. Ils sentent que le conseil est bon, mais ils ne le suivront pas. L’idéal du Turc à son aise est le far niente. « Du matin au soir, nous disait notre hôte tout fier, je ne remue pas du bout du doigt un petit caillou ; je viens à cheval de ma maison de campagne, et je reste assis chez le mudir ou au bazar, dans ma boutique. — Tu es donc marchand ? — Non, mais j’ai des bergers qui gardent mes chèvres, et un boutiquier qui en vend le poil pour mon compte. Je vais souvent m’asseoir dans ma boutique, et j’y fume mon chibouque. Nous faisons tous ici comme cela ; nous restons tranquilles du matin au soir. »

Ce qui leur permet de rester si tranquilles, c’est qu’il n’y a pas de familles chrétiennes à Bey-Bazar, mais seulement quelques commerçans, quelques acheteurs de poil de chèvre qui sont de passage, ou qui y restent pendant une partie de l’année, tandis que leur famille demeure à Angora. De cette manière les Turcs, n’ayant guère de concurrens, gardent ici entre leurs mains, par exception, presque tout le commerce, et comme ce commerce porte sur un produit privilégié, d’un débit assuré, le poil de chèvre dit d’Angora, ils font de bonnes affaires. Aussi tous ont-ils l’air cossu, sont-ils bien portans, bien vêtus, bien logés. Avec leur bel embonpoint, leurs longues robes rayées, leurs gros turbans, ils ont tous je ne sais quelle apparence de Turcs d’opéra-comique, et font songer à l’Enlèvement au Sérail et à l’Italiana in Algieri. C’est qu’aussi ils ne brillent guère plus par le courage que des personnages de comédie. Leurs coreligionnaires de ce canton montagneux que nous avons traversé en allant de Sivrihissar à Nalichan (Assi-Malitch) leur inspirent une terreur superstitieuse. Pour rien au monde, on ne les ferait aller d’ici à Eski-Schéïr à travers ce district, où, il y a deux mois, nous n’avons rencontré aucun obstacle ni couru, que je sache, aucun danger. Il m’était venu à l’idée, pendant notre séjour à Bey-Bazar, de partir avec Méhémed-Aga pour compléter l’exploration de ce pâté de montagnes très mal connu, que nous avions seulement coupé du sud au nord par une marche de trois jours. J’envoie donc demander des chevaux au mudir ; mais ma résolution cause un effroi général. « Il faut l’empêcher de partir, dit-on, sinon il ne reviendra pas, et on nous rendra responsables de sa mort. » Mon hôte me déclare que si je persiste en dépit de ses conseils, il me prie de lui laisser un écrit attestant que le mudir et lui se sont opposés à mon départ, et que je ne suis parti que malgré lui. Je