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Et pendant un moment son front épanoui
Est radieux d’orgueil, de surprise et de joie...
Mais ce n’est qu’un éclair, un rayon qui se noie
Dans la brume. « Oubliez, dit-il, ces rêves fous!...
Vous êtes malheureux et pauvre comme nous?...
Mais ce n’est pas assez d’une même détresse
Pour que toute barrière entre nous disparaisse.
Jour et nuit, comme nous, travaillez-vous aussi?
Non?... Eh bien! en ce cas, je refuse, merci!
Nous avons comme vous notre orgueil, et nous sommes
Remplis de préjugés comme des gentilshommes.
Mon enfant est sans dot, et vous sans gagne-pain ;
Ce serait marier la soif avec la faim.
Et vous végéteriez hors de la loi commune
En rongeant tristement vos miettes de fortune ;
Puis les enfans viendraient, puis la misère enfin.
Que feriez-vous alors, vous dont la blanche main
A de rudes outils ne s’est jamais blessée?...
Non, nous serions tous deux un objet de risée !
Au bouvreuil le gerfaut ne s’accouple jamais,
Il plane solitaire au-dessus des forêts.
Oubliez tout cela comme on oublie un rêve
Au lever du soleil... Adieu! » Comme il achève,
Sylvine, pâle et grave, apparaît sur le seuil.
Son visage, entouré de sa coiffe de deuil.
Est comme un blanc lotus ouvrant sa fleur nocturne
Sur les dormantes eaux de l’étang taciturne.
Le jeune homme tressaille à sa vue, et leurs yeux
Se rencontrent; — tous deux, tristes, silencieux,
Échangent un regard, — puis, en courbant la tête,
Lazare sort et fuit à travers la tempête.


V. — LARGO.


Comme un cerf qu’on relance au fond de la forêt,
Lazare dans le vent et dans l’ombre courait.
Il avait dépassé les faubourgs, et la plaine
Brumeuse s’étendait devant lui. — Hors d’haleine,
La tête en feu, l’esprit troublé comme le cœur,
Il allait au hasard, chassé par la douleur,
Et dans la nuit parfois, quand ses jambes lassées
Fléchissaient, s’il voulait s’arrêter, ses pensées.
Comme une meute ardente au son des cors vainqueurs,