Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/194

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rure d’un règne. Quand même on ne se placerait qu’à un point de vue purement littéraire, il est d’un grand intérêt de voir, à l’époque où la prose latine est parvenue à sa perfection avec Salluste, César et Cicéron, comment un grand esprit fait effort pour amener la poésie au même degré d’élégance, par quel labeur il dompte un sujet rebelle, comment il rencontre à son tour l’éloquence poétique, comment enfin la vertu d’une inspiration puissante lui fait porter avec une robuste légèreté le plus lourd sujet qui ait jamais pesé sur le génie d’un poète. La langue de cette époque a encore la saveur rustique d’un fruit dont un art raffiné n’a pas trop tempéré l’âpreté piquante, et les productions poétiques de cet âge laissent deviner sous une vieille écorce une sève généreuse et forte, puisée au sol natal, et qu’une main savante n’a pas détournée de son cours naturel pour l’épanouir tout entière en gracieuse floraison. Les grands écrivains de ce temps, qui touchent au siècle d’Auguste et demeurent en-deçà, rappellent par leur forte originalité ces autres grands esprits qui se tiennent sur le seuil du siècle de Louis XIV. Leur génie et leur langage ont quelque chose de haut et de fier, de brusque même parfois, si l’on veut, mais qui ne déplaît pas. On aime au contraire, on admire cette liberté et ce vigoureux naturel d’un Descartes, d’un Pascal, d’un Corneille, dont la force n’a pas encore été réprimée ou réglée par une trop exquise culture, et qui, n’ayant pas toutes les grâces de l’art, n’en ont pas non plus les timidités. Pour emprunter à Lucrèce lui-même une juste comparaison, je dirais volontiers que ces grands esprits qui paraissent à l’aurore des beaux siècles littéraires ressemblent à ces premiers hommes qui, dit-il, étaient plus robustes, parce que la terre qui les avait produits était encore dans toute sa vigueur, et dont le corps reposait sur une plus vaste et plus solide ossature :

Et majoribus et solidis magis ossibus intus
Fundatum


I.

Le poème de la Nature présente un intérêt moral qui sollicite tout d’abord l’attention : il renferme une sorte de mystère psychologique qu’il n’est pas facile de pénétrer, et qu’à cause de son obscurité même nous voudrions ne pas esquiver. On est obligé de se demander comment il se fait que ce poète impie soit si pathétique, on s’étonne que ce contempteur des dieux ait les apparences d’un inspiré, on voudrait savoir comment cette âme ardente et visiblement tourmentée a prétendu trouver la paix et le repos dans la plus