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au contraire des dogmes du bouddhisme, qui révoltent notre raison européenne, si familiarisée qu’elle soit avec les doctrines de l’immolation volontaire, ne nous étonnent et ne nous scandalisent pas plus que ne nous étonne et ne nous scandalise l’ataraxie stoïcienne.

Mais c’est dans leur littérature d’imagination que cette ressemblance avec l’Europe frappe le plus fortement. Ouvrez leurs romans : Yu-kiao-li ou les Deux Cousines, traduit par Abel Rémusat; les Deux jeunes Filles lettrées, traduit par M. Stanislas Julien : — il vous semblera que le monde qu’ils vous présentent vous est familier depuis longtemps, et que vous le connaissez par les récits de Le Sage et de Fielding, Vous n’aurez aucune peine à vous acclimater parmi ces mandarins, ces lettrés, ces poètes et ces fonctionnaires chinois, car vous les avez vus déjà dans Gil Blas et dans Tom Jones. Ces romans nous présentent l’image d’une société démocratique comme nos modernes sociétés européennes, livrée aux mêmes intrigues, aux mêmes manèges et aux mêmes influences; ils nous montrent l’homme social, libre de tout lien apparent, enchaîné par mille liens invisibles, et nous font compter les innombrables accidens infimes qui entravent sa marche et le font trébucher. L’histoire qu’ils content est l’histoire, bien connue dans les sociétés démocratiques, des luttes de l’individu, non plus contre des castes inexorables comme le destin, mais contre des ruses, des mauvais vouloirs ou des vanités qui changent et se déplacent continuellement. Pas de contrastes dramatiques, d’antithèses tragiques. Les acteurs sont tous de même condition sociale, et, sauf les grandes inégalités inévitables de la pauvreté et de la richesse, de la science et de l’ignorance, et les inégalités purement nominales du grade et du rang hiérarchiques, ils ne se distinguent les uns des autres que par leur mérite, leur vertu ou leur sottise. Pas de passions éloquentes, mais souvent des sentimens extrêmement fins et délicats qui se jouent sur un fond de sensualité positive, d’expérience pratique et de sagacité désabusée. Peu ou point d’invention et de fantaisie, — l’imagination chinoise n’a pas d’ailes, — mais une science d’observation exacte, crue, quelquefois cynique, toujours solide et sensée. Leur théâtre, dont un sinologue érudit, mort récemment, M. Bazin, a traduit plusieurs pièces, présente les mêmes caractères que leurs romans; il se distingue moins par la poésie des inventions et la science de l’optique et de la perspective dramatiques que par l’observation circonstanciée et l’analyse minutieuse des personnages mis en scène. Il ne faut pas demander si un tel peuple excelle dans l’apologue et dans les proverbes. Les apologues des Chinois ont toutes les qualités du genre, l’anecdote piquante, concise, brièvement racontée, allant droit à