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aussi par un état maladif pour lequel il consulte notre médecin ; ses manières sont graves et dignes. Les Tchapan-Oghlou, quoiqu’ils aient tenu à honneur de faire construire à grands frais la riche mosquée qui est le seul édifice de lusgat, n’ont jamais été fanatiques ; ils ont toujours témoigné la plus grande bienveillance aux Européens qui traversaient leurs domaines ou qui venaient s’y établir. J’ai vu à Angora un vieux médecin, âgé de près de quatre-vingts ans ; il a étudié à Rome aux frais de Soliman-Bey, auprès de qui son père, un Napolitain, était fixé comme médecin. Non content de rétribuer largement le père, Tchapan-Oghlou avait voulu faire aussi les frais de l’éducation du fils.

C’est de même au service des Tchapan-Oghlou que le père du vieil Hadji-Ohan, notre hôte, a commencé une fortune qui n’a fait depuis que s’accroître par toute sorte d’opérations de banque de commerce, de fermage des dîmes et de transactions de diverse nature avec les pachas, toujours à court d’argent. Il est probable aussi qu’en habiles gens ces Arméniens auront su tirer parti de la ruine de leurs bienfaiteurs, et recueillir plus d’une épave utile de ce grand naufrage. Le chef actuel de la famille est un homme de soixante-cinq ans, de figure intelligente, de manières dignes et polies. Nous faisons connaissance avec lui le lendemain de notre arrivée, et pendant ces deux jours nous le faisons causer le plus possible. Il est affable avec nous, mais sans empressement ni exagération ; on voit qu’il a conscience de sa position et de sa richesse. C’est qu’il possède une fortune énorme pour le pays ; c’est le Rothschild de Iusgat. Quand nous nous promenons dans la ville, nous demandons à qui cette grande maison : « C’est au tchorbadji (on appelle ainsi les primats ou notables), à Hadji-Ohan ; il l’a louée dernièrement à un tel. » Plus loin : « A qui ce khan tout neuf ? » — « Au tchorbadji. » Ailleurs encore : « A qui ce jardin et ce kiosque ? » — « Toujours au tchorbadji. » Je crois vraiment que la moitié de la ville lui appartient. Aussi lui témoigne-t-on un respect marqué. Quelques Arméniens, qui viennent lui parler d’affaires pendant que nous déjeunons avec lui, baisent le bas de sa robe comme on fait chez le pacha. Il agit avec les gens de sa nation en petit souverain. Ainsi, il y a quelques jours, un jeune Arménien avait été compromis dans je ne sais quels désordres avec les soldats turcs : Hadji-Ohan porta plainte au pacha, qui fit ou ne fit pas punir les soldats par leur colonel ; mais Hadji-Ohan se chargea pour sa part de châtier son coreligionnaire : il lui fit ordonner, par un de ses domestiques, de venir le trouver au plus tôt, et le drôle, quoique sachant fort bien ce qui l’attendait, s’est gardé de désobéir. Le matin qui suivait notre arrivée, il se présentait tout tremblant devant le rude vieillard, qui commença par