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remonter sans effort jusqu’à des âges dont en Occident l’histoire seule garde le souvenir ; En Orient, le présent enveloppe et contient partout le passé ; il coexiste avec lui, et ne réussit à le dissimuler qu’à des regards superficiels et distraits. On pourrait presque dire que ces mots de présent et de passé n’ont pas de sens, appliqués à l’Asie ; rien n’y fut, tout y est, et cette permanence forme un étrange et curieux contraste avec la changeante’ mobilité du monde occidental.

Un autre attrait de l’Orient, c’est la diversité de ses races, la variété des types encore nets et bien marqués qu’il offre sans cesse au voyageur. Pendant notre séjour à Euiuk, nous assistâmes à l’arrivée d’une bande de Tartares criméens que le caïmacan de Tchouroum envoie prendre ici leurs quartiers d’hiver. Ils entrèrent dans le village un peu avant le coucher du soleil ; il y avait en tout deux familles, parentes l’une de l’autre. Le chef qui conduisait ce groupe d’émigrans, un homme d’une trentaine d’années, est mort il y a quelques jours à Tchouroum ; son autorité a passé à un jeune garçon de quatorze ans que l’on appelle Aslan-Bey. Il paraît le premier, marchant à pied et escorté de quelques serviteurs ; à peu de distance en arrière viennent une dizaine d’arabas qui portent les enfans, les femmes et le bagage. Les femmes grelottent, pelotonnées sur le lent chariot, et tiennent pressés contre elles, enveloppés dans des lambeaux de toile, les enfans tout blêmes de froid. Une d’elles, celle dont le mari vient de mourir, sanglote encore. On les conduit à la demeure qu’on leur a préparée ; c’est une vieille maison trouée, où le vent souffle par bien des brèches et où il ne fera pas chaud malgré le grand feu qu’on a allumé. Aucune natte, aucun feutre ne recouvre le sol de terre battue. Ils se plaignent un peu ; personne ne comprend leur langue, et à peine savent-ils trois ou quatre mots de mauvais turc. On leur promet de les mieux installer le lendemain et de leur donner une demeure plus convenable. En attendant, ils déchargent ici leur pauvre bagage, deux ou trois nattes, quelques couvertures, quelques ustensiles de cuisine. Deux caisses fermées contiennent sans doute des effets et de l’argent, car il paraît que ces gens-là ne sont pas tout à fait misérables, et qu’ils apportent en général avec eux quelques capitaux, produit de la vente des biens qu’ils possédaient en Crimée.

C’est une dure chose que l’émigration, surtout avec des femmes et des enfans. Pour témoigner notre sympathie à ces exilés, pour assaisonner le pain qu’on leur apporte des maisons du village, je leur envoie par Méhémed une dinde et deux poulets. Le lendemain matin, nous allons, le docteur et moi, leur faire une visite de médecin. La moitié d’entre eux ont les yeux malades, par suite sans