Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/676

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de vitesse, ressemblent à des fourmilières ; le soir, ces grandes usines se transforment, si noires qu’elles soient, en un palais de lumières. Ce qu’on aperçoit des rues est encore plus singulier : çà et là des chevaux qui font semblant de courir, une foule où les piétons se croisent et s’entre-croisent sur deux lignes, par certains jours une forêt de parapluies. Tous ces détails s’effacent d’ailleurs dans la grandeur de l’ensemble, dans cette immense cité qui détache en vigueur les trois lignes superposées des toits, des clochers et des agrès de vaisseaux. Ces derniers se succèdent et s’allongent dans la direction de la Tamise pendant des milles et des milles. Qu’un incendie vienne à éclater, et le voyage revêt une sorte d’attrait lugubre. Je me souviens d’être parti de London-Bridge station il y a plus d’un an, vers huit heures du soir, au moment où le feu dévorait quelques grands magasins situés du côté du Surrey, sur le bord de la rivière. Le chemin de fer lui-même avait été un instant menacé par le fléau. L’incendie, quoique déjà maîtrisé, continuait encore avec une rage qui a valu à cet événement le nom de great fire (grand feu) ; le chef des pompiers y perdit la vie. Nous traversâmes en sortant de la station un ciel sanglant, et sur la gauche éclatait une tempête de flammes dans laquelle les hommes s’agitaient comme des ombres. Sur les maisons qui avoisinent la voie ferrée se voyait distinctement la réverbération de la Tamise en feu, car des flots d’huile, de suif et de résine ardente, en courant dans le fleuve, l’avaient en quelque sorte embrasé. La locomotive, traversant avec l’indifférence de la force aveugle et soumise ce théâtre de ruine, de confusion et de calamité, s’éloigna bientôt pour se plonger dans la nuit, éclairée et rougie à une longue distance par le reflet violent de l’incendie.

Ces chemins de fer qui se construisent de jour en jour à travers Londres, renversant les maisons et même les édifices sur leur passage, coupant par mille tronçons cette province de brique et jetant des viaducs sur le fleuve humilié, ne sauraient pourtant être considérés comme une entreprise toute nouvelle. C’est bien plutôt la continuation et l’achèvement d’un ancien système qui, après avoir hésité longtemps, par des raisons d’économie, à prendre la ville d’assaut, a fini par l’attaquer vigoureusement départ en part. La méthode employée pour construire ces voies ferrées, très bonne dans les campagnes, soulève dans l’intérieur des villes plus d’une objection. Les antiquaires lui reprochent d’effacer les souvenirs, et les artistes de défigurer les promenades. Les esprits positifs n’envisagent point sans crainte les sommes énormes qui s’engloutissent dans les travaux de démolition. Ces considérations très graves donnèrent lieu, il y a quelques années, à deux ordres de projets. Le premier était celui des chemins de fer aériens qui devaient passer par-dessus le