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la Fleet devint un fossé, un cloaque, une sorte d’égout à ciel ouvert, Fleet ditch. Tout immonde qu’il fût, ce fossé a eu l’honneur d’être chanté par Ben Jonson, Gay, Pope et Swift. Combien de clairs ruisseaux ne rencontrent point une telle bonne fortune ! Le fétide souvenir de Fleet ditch a passé à la postérité comme ces vices et ces crimes historiques souvent mieux conservés que les bonnes actions dans les annales de la poésie. Non-seulement un tel fléau a existé durant des siècles dans le cœur de Londres, mais encore au voisinage de Fleet ditch se rattache dans le passé plus d’une scène de la vie anglaise. Sur son chemin, le cours d’eau sale et paresseux rencontrait Fleet prison, une célèbre prison pour dettes qui existait encore il y a quelques années, et que Charles Dickens a merveilleusement décrite dans son roman de Pickwick. À la porte de cette prison se tenaient des hommes qui invitaient les jeunes gens et les jeunes filles à entrer pour être mariés. La cérémonie se célébrait dans l’intérieur de la prison ; c’était le Gretna-Green de Londres. Ceci fait, les mariés se rendaient dans une gin shop (boutique de gin), pour régaler le ministre (clergyman). À l’entrée de ces tavernes était d’ordinaire suspendue une enseigne représentant une main d’homme et une main de femme jointes ensemble avec cette inscription : « Ici on fait des mariages. » C’était en effet dans de telles maisons que se conservaient les registres matrimoniaux. Quel était le sort de ces unions si légèrement conclues ? Il est difficile de le savoir. Dans tous les cas, le quartier était sinistre ; non loin du fangeux Fleet ditch, sur lequel couraient de mauvais bruits, s’élevait la sombre prison de Newgate, devant laquelle on pend les condamnés à mort. Si j’en crois les moralistes du dernier siècle, plusieurs des jeunes couples qui n’avaient point su éviter un nœud tombaient tête baissée dans un autre encore plus fatal. Ces abus furent enfin réprimés par le grand-chancelier, et plus tard par un acte du parlement. En 1734, on commença, l’eau devenant de plus en plus noire, à enfermer l’odieux fossé lui-même sous une voûte qui, continuée ensuite de distance en distance, finit par convertir tout à fait l’ancienne rivière en un égout de Londres.

Couvrir un mal n’est point le guérir, et la Fleet, après avoir été un ruisseau incommode, devint un des égouts de la ville les plus récalcitrans. En 1846, il fit éclater sa ceinture de pierre, ravagea quelques maisons et se répandit dans les rues voisines. Depuis lors pourtant, sa prison ayant été raffermie, les habitans de Londres se souciaient assez peu des sourdes colères et des menaces comprimées que roulait sous terre cette rivière enterrée vivante. Le nom seul de la Fleet évoquait plus d’un souvenir dans les annales du crime : Jonathan Wild et Jack Sheppard, deux fameux brigands anglais, avaient hanté, dit-on, ce noir repaire. Les travaux du chemin de fer métropolitain