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réclamèrent les jeux du cirque, qu’il fallut célébrer sur des ruines. Les émigrans appartenaient au contraire à la classe des riches, qui pouvaient craindre les dispositions d’Ataülf, aux chrétiens surtout, pour qui les vengeances de la populace païenne n’étaient pas moins à redouter qu’un retour offensif des Goths. Les uns allèrent demander leur salut aux îles de la mer de Toscane, qui se peuplèrent devant les bandes d’Alaric, comme plus tard les écueils de l’Adriatique devant celles d’Attila ; les autres cherchèrent leur sûreté plus loin. Quelques années suffirent pour que, dans les parages voisins de l’Étrurie, l’aspect des lieux fût complètement transformé. Sur les pentes ombreuses d’Igilium, aujourd’hui Giglio, on vit des habitations faites à la hâte chasser devant elles les grands bois de futaies, et les rochers de Gorgone et de Capraria se couvrirent de monastères. Cette mer n’était qu’un étroit fossé entre les émigrans et le danger qu’ils fuyaient : beaucoup en voulurent un plus large, ils passèrent en Afrique, soit avec l’intention d’y rester, soit pour gagner ensuite l’Égypte et les contrées de l’Orient ; mais le trajet était difficile et coûteux. Les patrons de navires, mettaient leurs services à très haut prix, et bien souvent les mauvais traitemens et la misère ressaisissaient en route les infortunés fugitifs.

On eût pu croire que leur présence éveillerait jusque dans les provinces les plus éloignées la commisération et le respect ; il n’en fut pas ainsi : la grandeur même de leur infortune se tourna contre eux, et l’ancienne opulence de Rome pesa d’un poids fatal sur leurs calamités présentes. Si ruinés qu’ils fussent, on les supposait toujours riches. Des gouverneurs abominables les rançonnèrent au passage, et des populations cupides tentèrent de leur arracher violemment ce qu’ils avaient sauvé, avec moins de peine peut-être, des mains des Goths. Ils n’étaient, aux yeux de ceux vers qui le flot de l’émigration les poussait, que les épaves d’un grand naufrage, vouées au premier occupant. En Afrique, si près de l’Italie, leur sort fut plus cruel que partout ailleurs, et l’histoire nous dénonce comme l’auteur d’exactions et de crimes dont l’audace dépasse toute croyance ce même Héraclianus, qui était devenu le chef du parti catholique depuis la chute d’Olympius. Un père de l’église étranger aux discordes de l’Occident disait de lui, à propos de ces mêmes persécutions : « Charybde et Scylla sont des monstres démens en comparaison d’Héraclianus ; deux soifs dévorent perpétuellement cet homme : la soif du vin et la soif de l’or. » Si la première était trop souvent satisfaite, l’autre en revanche ne l’était jamais. Cet étrange magistrat avait fait venir de Syrie des marchands d’esclaves qui se tenaient à l’ancre dans les ports d’Afrique, attendant ses commandes, et il leur vendait les femmes et les filles émigrées qui ne trouvaient