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croyance ou de leurs intérêts. En parcourant les pages de cette polémique ardente et parfois cruelle sous laquelle on croit voir palpiter de si profondes douleurs, on éprouve soi-même un saisissement involontaire. Cet ensemble, ce talent, cette puissance morale vous imposent ; mais la négation de la patrie, de la pitié, de la plus sainte des libertés humaines, celle de choisir sa foi, l’insulte, la menace jetées pour consolation sur des ruines à des gens qui meurent ou qui ont perdu leur raison de vivre, l’apothéose d’affreux Barbares dont on fait les exécuteurs d’un Dieu de justice, tout cela lu froidement, à la distance de près de quinze cents ans, inquiète et trouble l’âme. On ferme le livre avec effroi. On se prend à en condamner les auteurs, si grand que soit leur génie, si vénérés que soient leurs noms, si respectable qu’ait été leur but, et l’on est tenté de se dire que nous sommes meilleurs.

Le sommes-nous en effet ? Le XIXe siècle, dans son fier éclectisme, s’est-il montré exempt des passions qu’il peut reprocher au Ve ? N’avons-nous pas eu comme lui nos jugemens iniques, nos appréciations cruelles sur des catastrophes lamentables ? Hélas ! oui. Nous aussi, nous avons vu la patrie, la gloire, l’indépendance nationale, ce qui fait la vie d’un grand peuple renié, foulé aux pieds, au profit de systèmes politiques, d’affections de familles ou d’intérêts de partis. Des étrangers mêlés à nos discordes ont été salués d’amis et de libérateurs, quand ils arrivaient les mains rouges du sang de nos frères, ou noires de l’embrasement de nos villes. Ils avaient égorgé nos soldats, brisé notre drapeau, insulté nos femmes et nos filles, amoindri et humilié la France, et nous avons proclamé jusqu’à la tribune nationale qu’ils étaient plus Français que nous. À chaque siècle donc ses passions et ses égaremens, sa part enfin dans l’humaine naturel Soyons indulgens pour les autres, et nous le serons en les étudiant dans nous-mêmes. On a dit avec raison que l’histoire était la maîtresse de la vie des peuples, et que le passé éclairait le présent ; mais le présent aussi tient un flambeau dont la lueur, projetée en arrière, éclaire à son tour le passé.


AMEDEE THIERRY.