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et donne une somme déterminée à l’avance pour chaque tête qu’on lui confie.

Si maintenant on suit de plus près les montagnards au sein des solitudes alpestres où ils passent la belle saison, on se transporte aisément par l’imagination aux époques reculées où la race arienne menait encore une existence semblable, dont les racines de sa langue nous ont transmis les naïves images. La vie du senn et de ses compagnons est bien en effet celle de ces pasteurs primitifs. Du lait, du fromage, un peu de riz ou de farine de maïs, et du pain vieux de six mois ou d’un an, voilà leur ordinaire. Par le beau temps, leur travail n’est pas rude : il consiste à traire les vaches deux fois par jour, à transformer le lait en beurre ou en fromage et à surveiller le troupeau ; mais par le mauvais temps tout change. Quand un orage éclate dans les hautes montagnes, que la grêle et le vent fouettent l’alpe avec furie, et que les roulemens du tonnerre, répercutés par les rochers, semblent annoncer quelque formidable convulsion de la nature, les troupeaux s’épouvantent, les vaches fuient au hasard, la queue dressée, l’œil hagard, droit devant elles, sans voir les précipices où elles peuvent rouler : il faut alors que les bergers arrêtent ces animaux éperdus, qu’ils les calment et les ramènent vers la hutte. Ils n’y parviennent pas toujours : il arrive que des vaches sont tuées ainsi en tombant de rochers à pic, et que même des hommes périssent en voulant les contenir ou les chercher. Ces accidens seraient moins fréquens, si tous les alpages possédaient des refuges pour les troupeaux, et si on avait soin de les y faire rentrer dès que le gros temps menace. Malheureusement beaucoup de hauts pâturages en manquent, là surtout où le bois devient rare. Dans plusieurs cantons, on a mis sous la protection de la loi de vieux sapins qui servent d’abri au bétail pendant les orages, et qu’on nomme pour ce motif Wettertannen. Un règlement récent, émané de la législature du canton de Glaris, va jusqu’à ordonner qu’à l’avenir toute alpe sera pourvue d’un refuge en pierre ou en bois. Aujourd’hui, pendant les grandes chaleurs, les vaches, incommodées des mouches et des rayons du soleil réfléchis par les parois des rochers, gravissent les escarpemens les plus abrupts pour s’y baigner dans l’air frais qui souffle toujours sur les sommets, et là aussi elles s’exposent à être précipitées dans les profondeurs des ravins.

Quand le troupeau a mangé toute l’herbe qui croît à la hauteur du chalet, il monte d’un étage, et trouve de nouveau dans cette région plus froide une nourriture tendre et une végétation fraîchement épanouie. Ainsi, s’élevant toujours plus haut à mesure que la zone inférieure est rasée et que la saison avance, il arrive vers la fin