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Jusqu’à ce jour en effet, malgré trois grandes guerres soutenues avec succès, depuis 1830, contre la dynastie tartare, les Européens, pressés de recueillir les avantages commerciaux assurés par leurs victoires, s’étaient peu préoccupés des populations qui les entouraient. Les Anglo-Français voyaient bien qu’ils luttaient seulement contre les mandarins, et que le vrai peuple chinois restait indifférent au milieu de ces combats ; mais personne ne pensait à faire tourner cette apathie politique à notre profit. D’ailleurs à cette époque le centre des affaires était à Hong-kong et à Macao, deux ports perdus dans le sud de ce vaste empire, où n’affluait que le rebut des gens du peuple, fuyant pour la plupart la justice de leur pays. Il était difficile de s’appuyer sur de tels auxiliaires, toujours prêts à trahir toutes les causes : aussi se bornait-on à ne pas les avoir contre soi ; mais lorsqu’après les traités de Pékin et l’ouverture du Yang-tse Shang-haï devint tout à coup la capitale du commerce européen, nos relations avec la population de toute la province prirent ce caractère intime qui seul peut en assurer la durée. La nécessité de fuir la mort a jeté dans nos bras une masse énorme de Chinois qui ont trouvé près de nous seulement cette protection qui leur manquait jusqu’à ce jour. Nous-mêmes, menacés par les Taï-pings, bloqués étroitement dans Shang-haï et Ning-po, nous étions perdus, si le peuple, las de l’abandon où on le laissait etaious prenant pour ses ennemis, eût fait alliance avec l’insurrection. Nous nous trouvons maintenant, par le fait de notre intervention militaire contre les rebelles, entourés et comme protégés par une population amie, sympathique, reconnaissante, qui nous met aussi bien à l’abri d’une invasion des Taï-pings que d’un revirement dans la politique de la cour de Pékin. Il ne restait donc plus aux Européens qu’à tirer parti de cette situation nouvelle en organisant les forces vives d’un peuple devenu si inopinément notre allié sincère.

L’amiral Protet avait reconnu depuis longtemps combien il était difficile d’obtenir quelque chose des mandarins, même quand ils sont de bonne foi ; il savait aussi que tôt ou tard il faudrait renoncer à agir de conserve avec eux à cause de leur lenteur, de leur impuissance ou de leur lâcheté : aussi, dè3 le premier jour de la guerre, nous l’avons vu enrôler, instruire et mener au feu des Chinois de Zi-ka-wei. Ces hommes durs à la fatigue, sobres et craignant peu la mort, rendirent d’excellens services comme artilleurs et comme fantassins. L’amiral, en mourant, légua donc à notre station de Shang-haï le germe d’une institution qu’il suffisait d’étendre. À peine revenus de Tsao-lin, à la fin de mai 1862, les deux commandons en chef adoptèrent ces idées, et le recrutement se fit bientôt avec une grande rapidité à Shang-haï et à Ning-po. Les Chinois arrivaient en foule, on les encadrait au fur et à mesure dans les