Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/903

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’Europe, avec toute la recherche et le goût européen, une jeune femme que M. K… avait ramenée d’Allemagne il y a deux ans, est morte depuis six mois, après un an et demi de séjour dans ce pays. M. K… avait déjà perdu à Amassia une première femme après quinze ans de mariage. Tous ces malheurs l’ont profondément attristé ; il est seul dans cette grande maison, au milieu de tous ces étrangers ; les enfans qu’il avait eus de son premier mariage sont maintenant en Suisse pour y faire leur éducation ; il ne reste ici que deux petites filles, de six ans et d’un an. Aussi notre arrivée est-elle pour M. K… une distraction, un soulagement. En pareil cas, la confiance vient bien vite. Nous passons la soirée, au coin du feu, à causer comme de vieux amis de vingt ans avec quelqu’un qu’il y a deux heures nous ne connaissions pas.

Pour la première fois depuis cinq mois, nous allons dormir entre deux draps ! L’hospitalité la plus luxueuse des plus riches beys turcs n’avait jamais été plus loin qu’un drap unique, celui de dessous ; celui de dessus ne peut plus s’appeler un drap ; il est cousu à la couverture, et il va sans dire qu’on ne le découd pas tous les matins, qu’on ne le change pas à chaque hôte nouveau, mais seulement quand sa couleur, sensiblement altérée, raconte trop clairement ses services passés. À ce propos, et comme nous disons à M. K… la joie que nous cause la vue, le contact de cette belle toile fraîche et Planche, il nous raconte l’histoire d’un Anglais de sa connaissance qui se rendait aux Indes par Bagdad et Bassorah. Débarquant à Samsoun, ce voyageur candide demandait au consul s’il trouverait tous les soirs, sur sa route jusqu’à Bagdad, dans les hôtels, de bons lits et des draps blancs. Il n’avait vu pareille naïveté que chez la fille de M. B…, consul français, qui passa par Amassia, il y a quelques années, se rendant à Mossoul. Cette jeune personne, qui comptait faire sensation à Mossoul par ses toilettes parisiennes, avait emporté force chapeaux et robes dans de simples cartons, comme on pourrait le faire en France pour aller de Paris à Dieppe. Les muletiers, pour faire tenir les cartons sur leurs bâts, les sanglaient par le milieu en serrant les cordes à tour de bras ; naturellement bonnets, robes et chapeaux souffraient d’un pareil traitement. On faisait remarquer à Mlle B… qu’elle aurait mieux fait de mettre tout cela dans de solides cantines. « C’est vrai, répondit-elle, mais je ferai réparer et arranger tout cela par les modistes de Mossoul. » Le mot a eu beaucoup de succès à Tokat, où il a été prononcé, et il est parvenu jusqu’ici. Malheureusement il y a tel de nos consuls qui arrive en Orient avec des idées à peu près aussi justes que celles de la jeune Parisienne sur cette société orientale où il va avoir à jouer un des premiers rôles. Cela tient à l’inexplicable habitude que nous avons