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des voleurs de grand chemin, fait au moins semblant de prendre des précautions ; il multiplie les postes de zaptiés. On arrive de toutes parts dans une ville où se rendent, outre les négocians, tous les gens des environs, qui, sachant trouver sur le marché ce dont ils ont besoin, ont attendu jusque-là pour se pourvoir. Là au contraire où l’on peut se procurer aisément chaque jour, au fur et à mesure des besoins, tous les objets-nécessaires, comme cela maintenant arrive chez nous, on ne réserve point ses achats pour une époque éloignée, et les foires, excepté celles où se vendent les grains et les bestiaux, n’ont plus de raison d’être ; mais les foires d’objets fabriqués comme celle-ci, comme autrefois notre foire de Beaucaire, correspondent à un état de société imparfait et troublé comme l’était le moyen âge, comme l’est encore pour l’empire turc le XIXe siècle.

Les trois premiers jours de la foire, on court à cheval et on lance le djérid dans un vaste champ, à la sortie de la ville ; mais ce n’est plus là qu’un pâle et faible reflet de ce qu’était autrefois ce noble jeu. Les vieillards haussent les épaules quand nous leur parlons de ce que nous venons de voir. Ce n’est plus, disent-ils, qu’une pauvre parodie des prouesses de leur jeune temps. Il n’y a plus guère dans l’arène qu’une quinzaine de cavaliers qui se poursuivent confusément, sans ordre et sans suite ; quelques-uns atteignent celui qu’ils visent, mais la plupart tirent à peu près au hasard, et leur trait, un léger bâton que fait dévier le vent, ne fournit pas la moitié de sa course. Il y a encore vingt-cinq ou trente ans, c’était tout autre chose : une cinquantaine de cavaliers, renommés dans les environs pour leur agilité et leur adresse, prenaient part à la lutte. On était divisé en deux camps : chacun sortait à son tour, comme dans une partie de barres ; le djérid était lourd et effilé, et on s’atteignait si bien qu’il n’y avait point de jour que le sang ne coulât plusieurs fois. En Turquie, tout s’en va, les exercices virils et les vieilles mœurs les anciens édifices, qui croulent, et les brillans costumes, que remplacent la triste livrée de la réforme et les cotonnades anglaises.

Pendant que nous étions à Zileh, M. Guillaume et moi, le docteur Delbet était resté à Amassia, occupé à soigner des malades chrétiens et musulmans, à recueillir, grâce aux relations que lui créaient ces soins donnés sans aucune rétribution à tous ceux qui les demandaient, d’intéressans détails sur la situation économique du pays et le régime intérieur des familles. Dans cette ville de vingt-cinq mille âmes, il n’y a qu’un médecin à proprement parler, un jeune Italien, qui s’y est récemment établi, et qui n’a pu encore y acquérir grande autorité. En revanche les empiriques y abondent. Un maréchal-ferrant, qui n’est jamais sorti de la ville où il tenait encore boutique il y a quelques années, est le médecin du pacha,