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pour compliment, — quelles étaient curieuses de vérifier par elles-mêmes tout ce qu’on disait du « gentil cavalier » établi provisoirement dans leur voisinage. Telle vieille femme s’en est revenue de son pèlerinage à ma hutte tout édifiée d’avoir vu fonctionner mon fourneau de cuisine. Aux figures qui me déplaisent, je parle français, feignant de ne pas comprendre un mot du dialecte national, et ceci depuis que par mégarde j’ai apostrophé dans la langue de nos voisins un gros rustre qui était venu se placer tout naïvement devant mon chevalet, me masquant ainsi la perspective dans un moment où je fredonnais une romance d’outre-Manche. L’ébahissement du lourdaud me fit plaisir à voir, et j’ai, sur cet accident, bâti tout un système excellent pour écarter les questionneurs importuns.

Je mets à part un ami que j’ai. Il est fou et vient, pendant que je travaille, chanter des psaumes dans ma hutte. Il a par surcroît le don de prophétie et avait annoncé, paraît-il, qu’une habitation s’élèverait justement à l’endroit où je suis venu percher, du reste parfaitement obligeant et rempli de bonnes qualités. Il habite une ferme voisine dont le maître est veuf et n’a pas de servante ; c’est mon fou qui est chargé de toute la besogne féminine, et il s’en acquitte, assure-t-on, avec une adresse merveilleuse, bon et robuste ouvrier d’ailleurs. Son enthousiasme sauvage va et vient selon la saison, mais sans jamais faire courir le moindre danger à ceux qui, comme moi, n’ont pour ce malheureux qu’une pitié bienveillante. Je trouve cette créature du bon Dieu parfaitement encadrée dans ce paysage abrupt et sévère. Son fanatisme y fait bien. Le tout me rappelle un roman bizarre issu de la collaboration des sœurs Brontë ; il me semble que j’habite les Widhering Heights[1].

Somme toute, je ne puis me flatter d’avoir beaucoup gagné dans l’opinion. Personne en ce pays ne paraît comprendre ce que j’y suis venu faire. Pour les gens comme il faut, un peintre est une espèce d’artisan dont le métier est de dessiner leurs chevaux et leurs chiens. Les plus éclairés, ceux qui ont quelques notions de ce que peut être un paysagiste, — ignorant absolument les tendances progressives de l’école moderne, — ne s’expliquent pas qu’on puisse se condamner à quelques mois de réclusion érémitique pour « étudier la bruyère. » Copier Claude, à la bonne heure ; mais la bruyère, c’est autre chose : la bruyère appartient exclusivement aux chasseurs de grouses. Les conceptions d’un country gentleman en matière d’art sont troublées au dernier point lorsqu’au lieu d’un voyage à Rome on lui parle d’une tournée dans les highlands, et jamais il n’admettra que vous préfériez à son bon gros castel bien bâti, à ses riches guérets bien palissades, à ses chevaux de chasse reluisans

  1. Ce pseudonyme topographique est le titre même du roman.