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valeur ne donneraient pas à un chef-d’œuvre l’exposé historique de sa conception, les détails techniques du travail qui l’amené à bonne fin ! Il y aurait là une condescendance amicale qui serait un lien de plus entre le peintre et le public, et pour celui-ci un élément de saine interprétation qui lui manque trop souvent. Il est aussi fort intéressant de connaître le goût particulier d’un grand peintre pour tel de ses prédécesseurs. Ce fait, par exemple, que Vélasquez aimait Titien et n’aimait pas Raphaël, n’est-il pas en lui-même d’une certaine portée ? De même serait-il instructif de savoir ce que Turner pensait de Claude Lorrain, et nous le saurions sans doute, s’il avait acquis, au degré le plus élémentaire, la faculté de formuler ses pensées. Certains artistes qui la possèdent s’excusent de ne pas écrire, les uns sur ce que chaque heure enlevée à leur travail professionnel entraîne un dommage appréciable en argent, les autres sur ce que l’inintelligence du public rendrait inutiles les peines prises pour l’initier aux secrets de l’art. Ni l’une ni l’autre de ces raisons ne sont valables dans une certaine mesure. Les hommes les plus laborieux, adonnés aux fonctions les plus absorbantes, ont trouvé des loisirs pour se livrer au culte gratuit des lettres, et un peintre ne les aurait pas ! Quant à l’ignorance du public pris en masse, elle n’est que trop avérée ; mais il est également avéré qu’une certaine fraction de ce même public arrive par degrés à un point de dilettantisme qui lui rendra parfaitement intelligibles les enseignemens les plus ardus que l’artiste lui puisse donner. Et si l’artiste, se renfermant dans une orgueilleuse réserve, décline ce rôle de professeur, il y sera supplanté par des connaisseurs plus ou moins autorisés, dont l’influence sur l’opinion ne sera peut-être point salutaire.

Me répondra-t-on que les tableaux parlent pour eux-mêmes et constituent à eux seuls un enseignement suffisant ? Ils parlent, c’est la vérité ; mais il n’y a pour les entendre, — l’expérience universelle en fait foi, — que les personnes déjà parvenues à une certaine culture en fait d’art. Les livres spéciaux sont une concession à une incapacité plus générale qu’on ne le croit, — celle de voir. Sans parler de cette incapacité absolue, qui, dit-on, est générale chez certains peuples sauvages, — les Cafres par exemple, — et que j’ai trouvée telle chez beaucoup de nos paysans, à qui je montrais sans pouvoir la leur faire reconnaître leur propre habitation dessinée avec la plus scrupuleuse fidélité, il y a une foule d’hommes qu’il faut avertir de ce qui est à regarder, et à qui ensuite il faut apprendre à voir ce qu’ils regardent. Il en est, et en foule, qui jamais n’auraient goûté la nature sans l’intervention des peintres et des écrivains. J’en reviens à Turner. Il trouvait beaux certains effets de brouillard et cherchait à les reproduire. Personne ne voulait comprendre ces toiles