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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/196

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explication. Otons d’abord de cette histoire d’outre-Manche les ligues et les associations qui sont à fins politiques et non lucratives. Il y a là un esprit qui sauve tout. Quant aux sociétés d’industrie et de commerce, il faut se rappeler que jusqu’à ces derniers temps elles comptaient parmi nos voisins autant de gérans que d’associés : elles ignoraient le mandat, qui est le fond de nos commandites, elles emportaient la responsabilité indéfinie de chaque associé. Naturellement chaque associé portait tous ses soins et toute sa vigilance où il engageait toute sa fortune, et les vices du mandat ne pouvaient naître dans une association entendue de la sorte.

Où les Anglais ont durement éprouvé ce que valent des affaires conduites par voie de mandat, c’est dans leurs chemins de fer. Rien ne les étonne aujourd’hui, tout compte fait, comme les 7 milliards qu’ils ont dépensés là avec tant d’inintelligence et de profusion, avec un tel oubli des fins publiques et privées de la chose, avec de tels bénéfices pour les intermédiaires de toute sorte, gérans, entrepreneurs, gens de loi, ingénieurs, propriétaires, pour tout le monde enfin, excepté pour les actionnaires.

Il y a quelques années déjà, un de leurs publicistes les plus écoutés racontait tout au long ce prodigieux, ce mémorable mécompte[1]. « C’est à n’y pas croire ! s’écriait-il. Qui l’eût jamais prévu ? Nous avions pourtant mis là ces procédés qui gouvernent avec tant de succès la chose publique : élections, votes, assemblées générales, compte-rendu, contrôle… Rien ne ressemble plus aux mandans, aux représentans et aux gouvernans qui habitent la sphère politique. À qui se fier désormais ? » Il paraît, au dire des mieux entendus, que les Anglais auraient pu épargner là soixante-dix millions sterling, près de deux milliards.

Il ne faut pas s’étonner pour si peu. Que voulez-vous ? Le mandat est vicieux en soi, d’un vice incorrigible partout ailleurs que dans la sphère politique. Là seulement il a quelque chance de s’améliorer : l’étendue et la gravité des intérêts qui touchent tout le monde à quelque endroit sensible, la passion et la vigilance universelle suspendues sur le mandataire, ont pour effet de le mettre à la raison. Bon gré, mal gré, il fera quelque chose de ce qu’il a promis, de ce qu’il a déclamé. Dans un pays surtout comme l’Angleterre, où la tradition est de se gouverner soi-même, où abondent les personnes et mêmes les classes consulaires, le mandat politique, couru et scruté comme il l’est, devient une vérité, une conscience qui s’impose : tout le redresse et le maintient dans un certain rapport

  1. Voyez la Revue d’Edimbourg d’octobre 1854, à l’article intitulé Railway morals and railway policy.