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droits individuels. Comme si le pouvoir exécutif, avec l’arbitraire dont on le revêt, n’était pas aussi capable de troubler quelque jour la société que l’émeute, avec son bruit et ses licences ! Comme si un pays libre n’avait pas dans ses lois ordinaires une arme suffisante contre le désordre des rues, un pays surtout qui a passé par le premier empire et qui en a gardé les codes, où respire la plus haute, la plus abondante police !

Un peuple ainsi gardé pourrait s’en tenir là ; mais que penser de la force et de l’habileté des gouvernans alors qu’ils crient misère dans ce luxe oriental ? Le premier venu, disait M. de Cavour, gouvernerait avec l’état de siège. Robert Peel aima mieux émanciper l’Irlande catholique que de la retenir par ce moyen sous la loi des anciennes incapacités. Je demande la permission de rappeler et même d’étaler cet épisode d’histoire contemporaine, avec les mœurs étranges qu’on y verra. C’est à n’y pas croire ; mais aussi bien c’est d’un peuple libre, libre et ordonné tout à la fois, et qui ne l’est peut-être que par là. Voici le fait :

Vers 1828, les catholiques faisaient rage en Irlande avec leur association obéie comme un gouvernement, et surtout avec le nombre, l’armement et la terreur des meetings dont ils couvraient le pays. Les réprimer était le droit du gouvernement : à cet égard, les légistes de la couronne, dûment consultés, faisaient une réponse unanime et affirmative. Seulement la répression n’aurait pas lieu sans coup férir ; il y aurait bataille et mort d’hommes ! . « Or, ajoutaient ces estimables légistes, les individus ayant souffert quelque dommage, ou leurs amis en cas de mort, auront le droit, qu’on ne peut leur contester, d’attaquer le gouvernement devant une cour de justice pour savoir si le rassemblement était, oui ou non, dans le cas particulier, une réunion illégale. Et comme la question pourrait être soumise à des jurys d’Irlande, ainsi que cela est arrivé en Angleterre dans l’affaire de Manchester et d’autres cas analogues, nous croyons bien faire en appelant l’attention du gouvernement sur ce point spécial, et sur la marche qu’un procès surgissant dans un cas semblable pourrait suivre en Irlande[1]. » L’avis parut bon et le gouvernement britannique émancipa l’Irlande, un gouvernement, notez bien ceci, qui était un cabinet anglican et tory, c’est-à-dire fait contre l’Irlande. Cela est grand. Voyez un peu tout ce que bravaient ces hommes d’état : l’église, la couronne, leur caste, leurs électeurs… Quel fonds de mépris ! Quel don et quel droit de gouverner !

  1. Voyez les mémoires de sir Robert Peel, tome Ier, page 240, dans l’excellente traduction qui porte le nom d’un publiciste éminent de la Belgique, M. Émile de Laveleye.