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majorité de ses semblables. Il est vrai que cette damnation, c’est le néant ; mais il ne manquerait pas d’âmes qui aimeraient mieux l’enfer que l’anéantissement. Eh bien ! peut-être est-ce une vue superficielle de juger comme manquant de toute valeur morale une multitude de créatures humaines qui, obéissant aux lois de la nature, semblent être exclusivement préoccupées de leurs intérêts terrestres. Peut-être obéissons-nous à une sorte d’orgueil qui nous incline à croire que ceux auxquels il manque telle auréole de poésie sont nécessairement des êtres vulgaires à qui le céleste est fermé. Qui vous dit que dans ces âmes que nous croyons ne boue il n’y ait pas eu, dans une circonstance ignorée de nous, crise morale, effort, sacrifice, appel à une noble espérance ? et interprétant la doctrine de M. Charles Lambert dans toute la largeur possible, pourquoi n’admettrions-nous pas qu’un cri d’angoisse arraché dans un moment solennel à une âme ordinairement livrée aux habitudes routinières d’une vie machinale, un acte de vertu isolé, un dévouement solitaire que nul n’a connu, une probité inflexible sous l’apparence de l’âpreté, enfin tel vestige de vertu cachée est suffisant pour déterminer l’éclosion d’un germe de personnalité qui se développera en de meilleures conditions ?

D’un autre côté, et c’est là une objection à laquelle M. Charles Lambert ne me paraît pas avoir suffisamment pensé, faut-il mettre exactement sur la même ligne ceux qui ne font pas le bien et ceux qui font le mal, ceux qui, ne pensant qu’à eux-mêmes, ne nuisent à personne, et ceux qui font le malheur de leurs semblables ? Une destinée commune pour deux classes d’êtres aussi différens est-elle d’une parfaite équité ? Je comprendrais qu’on réservât le néant pour les criminels, et que l’on imposât aux indifférent à ceux du milieu, ni bons ni mauvais, une sorte de nouvelle épreuve, ou, si l’on veut, un purgatoire qui permettrait à ce qu’il y a de bon en eux de se développer et de s’épanouir : je comprendrais une sorte de destinée moyenne entre l’éternité et le néant pour ces âmes moyennes ; mais embrasser dans une destinée commune, dans une même condamnation l’impuissance du bien et la volonté positive du mal, cela ne me paraît conforme ni à la justice ni à la raison.

Voilà bien des mystères, et il est difficile de répondre à ceux qui nous disent que la science ferait mieux de ne pas s’en occuper. Un philosophe judicieux écrivait récemment : « Le monde futur est un monde scellé dont les secrets sont interdits à notre esprit comme à nos yeux ; nous ne saurions les surprendre sans mourir. Jusque-là nous ne pouvons que répéter le monologue d’Hamlet, et y répondre suivant les inspirations de notre cœur, en suivant les enseignemens de notre foi ; la destinée de l’âme après la mort est un objet de croyance, non de science[1]. » Que répondre à ces paroles ? Rien de démonstratif. Et cependant jamais l’esprit ne s’abstiendra de ces beaux, de ces cruels problèmes. Jamais, devant le corps inanimé

  1. M. Ferraz, Psychologie de saint Augustin.