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dans une sorte d’extase au milieu de laquelle l’avenir semblait véritablement s’ouvrir devant ses regards. Se trouvait-il en chaire, son exaltation devenait contagieuse, et tout son auditoire pleurait et gémissait avec lui ; s’il était dans sa cellule, il restait longtemps en visions, oubliant le sommeil et le mouvement, la faim et la soif. En réalité, il eut sur plusieurs points un incroyable pressentiment de l’avenir : il ne cessa pas de prédire sa mort violente ; il annonça le premier l’arrivée des Français en Italie et l’expulsion des Médicis ; il comprit, avant tous ses contemporains, qu’un grand renouvellement moral approchait, que le sentiment religieux allait renaître dans les âmes pour les régénérer, et qu’à travers de terribles combats la société chrétienne reprendrait une vigueur nouvelle. Le XVIe siècle avec sa réforme catholique en face de la réforme protestante, le XVIIe avec sa haute inspiration et sa foi profonde, ont justifié ses prédictions.

Mais si l’on pénètre jusque dans le détail de sa vie, on voit que Savonarole, sur cette voie périlleuse des prédictions, s’est laissé entraîner à des extrémités qu’il est difficile de défendre, et qu’on doit se contenter d’expliquer pour n’en pas laisser exagérer les conséquences. Bien que la légende qui s’est formée autour de son nom lui ait attribué gratuitement un grand nombre de prophéties auxquelles il resta entièrement étranger, il n’en est pas moins incontestable qu’il réclama pour lui-même ce don de prophétie ; on en a conclu tantôt qu’il était de bonne foi, mais halluciné, tantôt qu’il n’avait pas dédaigné d’appeler à son aide quelque supercherie. L’une et l’autre interprétations sont erronées à notre avis, surtout la dernière, énergiquement démentie par tout ce que l’on sait du caractère de Savonarole et même de ses faiblesses, auxquelles il eût évidemment résisté, s’il eût été de mauvaise foi. La vérité est que Savonarole, malgré son regard perçant dans l’avenir et malgré son initiative de réformateur, était l’homme d’une doctrine dont il avait emprunté, à son insu peut-être, les procédés intellectuels. La scolastique exerçait encore, à la fin du XVe siècle, un tout-puissant empire. Bien que Savonarole eût tenté plus d’une fois d’en briser les liens pour s’enfermer dans l’étude unique et directe des saints livres, elle avait été sa principale éducation. Dès l’enfance, il avait commenté avec une passion singulière les écrits de saint Thomas, et il avait longtemps médité toutes les conceptions du docteur angélique sur le caractère des prophéties et des visions, et sur celui des rapports entre les hommes et les intelligences célestes. Il n’y avait pas une apparition rapportée dans l’histoire des prophètes qui ne lui fût devenue familière, c’est-à-dire dont il n’eût étudié à travers les distinctions les plus subtiles les causes efficientes, la préparation et l’éclosion, et il n’y avait pas de phénomène analogue qui