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de vous ? — C’est elle-même qui m’a autorisé à faire cette démarche, — Eh bien ! mon cher comte, je suis fâché de vous apprendre que la main de ma nièce est promise au chevalier Ajax, que j’attends aujourd’hui même dans ma maison. — Vous n’y pensez pas, marquis : Diane ne peut être la femme d’un imbécile de gentilhomme campagnard qu’elle ne connaît pas, et que vous ne connaissez pas davantage. — Je connais sa famille, et j’ai donné ma parole. — Vous n’en ferez rien, et si vous ne consentez pas à me recevoir dans votre maison et à agréer ma demande, j’enlèverai votre nièce, qui ne demandera pas mieux que de suivre l’homme qu’elle aime depuis son enfance. — C’est ce que nous verrons, et si vous parvenez à pénétrer dans ma maison et à vous enfuir avec Diane, je me déclare vaincu, et je vous accepte pour son époux.

Tel est le premier dialogue qui s’engage entre Tancrède et le marquis. Presque aussitôt commence, entre les deux amans et l’oncle, soutenu par ses domestiques, une lutte de ruses contre ruses dont le résultat final est le triomphe de Diane et de Tancrède ; mais à quel prix les auteurs du libretto ont-ils obtenu cette conclusion ? On ne peut décrire les épisodes fastidieux, les péripéties absurdes, les fuites, les surprises, les quiproquos qui remplissent les trois actes de cette pièce, qui vous donne le vertige. Ces allées et ces venues, ces portes ouvertes et fermées, ces traits d’esprit qui remplacent le sentiment et les situations vraies, prouvent une fois de plus que chaque forme de l’art a ses secrets, et qu’on ne devient pas un poète lyrique du jour au lendemain. Malgré le talent et l’habileté bien connue de M. Sardou, il n’a pu deviner quelles sont les conditions d’un bon livret d’opéra-comique, et il a fait l’imbroglio impossible de Bataille d’amour.

La musique de cet opéra est le premier essai au théâtre d’un artiste distingué dont le nom était peu connu jusqu’ici du public. M. Vaucorbeil, qui n’est plus de la première jeunesse, est fils du comédien Ferville, qui vient de quitter le théâtre du Gymnase. M. Vaucorbeil a passé par le Conservatoire, où il est resté plusieurs années et où il semble avoir fait de bonnes études. Sorti de cette école avec l’estime de ses maîtres, M. Vaucorbeil fut introduit, bien jeune encore, dans un monde littéraire qui l’accueillit avec une extrême bienveillance. Bon musicien, accompagnateur exercé, homme de goût et d’esprit, M. Vaucorbeil eut beaucoup de succès dans un coin de la société parisienne où je l’ai entrevu entouré d’amis qui lui ont fait une réputation de compositeur d’avenir. C’est précisément dans la famille de son collaborateur M. Daclin, dont la mère est une femme d’un esprit charmant, que j’ai entendu parler pour la première fois de M. Vaucorbeil et des talens divers qu’on lui reconnaissait. Dans ce groupe d’hommes distingués qui entouraient Mme Daclin et qu’elle séduisait par une gaîté et une bienveillance inépuisables, on remarquait M. Vaucorbeil, qui était jeune, agréable et fort choyé de tous. Quelques années après, me trouvant