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s’agit d’une femme qui dédaigna son amour, et dont il ne parle cependant qu’avec le respect le plus tendre et le plus ému dans les pages brûlantes qu’il lui a consacrées. Quelle amitié douce et sévère, que de naturel, de grâce, d’agrément, quelle sûreté de caractère et quelle sincérité, quelle fermeté de cœur ne lui fallait-il pas pour affronter sans péril, et avec cette tranquillité enjouée qui lui était naturelle, les plaintes et les transports d’un pareil amant ! Et si l’on veut compléter le tableau, qu’on ouvre cet impur roman de Laclos, les Liaisons dangereuses. N’est-ce pas dans ce même monde où vivent Valmont et l’odieuse marquise de Merteuil que gémit cette infortunée présidente de Tourvel qui expie sa faute dans les larmes et dans la mort ? Ces grands traits du cœur humain que je signale ne sont pas oubliés dans le livre dont nous parlons, mais ils y sont noyés dans un océan de futilités, et perdent ainsi l’importance et la signification qu’il fallait leur attribuer.

Cependant vers le milieu du siècle, et lorsque déjà l’on avait pris goût à l’étude des sciences exactes et aux spéculations de l’esprit, un élément nouveau, une passion encore, l’amour, le sentiment de la nature et du dieu vague qu’elle révèle, apportèrent la fraîcheur et l’élévation dans ces cœurs secs et inquiets. C’est une bouffée d’air pur qui vient renouveler et vivifier une atmosphère viciée et dilater les poitrines oppressées. On reçut non pas avec admiration, mais avec une sorte d’adoration les pages magiques où Rousseau dévoilait un monde jusqu’alors inconnu. La révolution qui s’opère à ce moment est immense et presque subite. Les femmes particulièrement accueillirent les idées du philosophe avec l’intempérance et l’exaltation qui leur sont habituelles et les poussèrent jusqu’au sentimentalisme et à l’absurdité. On n’a pas oublié les bergeries, les laiteries et les autres fadaises de Trianon. Il n’en est pas moins vrai qu’un horizon nouveau s’est ouvert, et que, puisque la littérature n’exprime pas seulement les idées personnelles d’un écrivain, mais qu’elle est encore le fidèle écho de celles de ses contemporains, nous sommes en droit de penser que ce sont aussi les sentimens de son époque auxquels Rousseau prêtait le langage le plus sublime peut-être qui soit sorti jamais d’une bouche humaine.

C’est encore à Rousseau que le XVIIIe siècle doit la résurrection du sentiment qui plus que tout autre est naturel à la femme, celui de la maternité, sentiment tellement enraciné dans son cœur et dans ses entrailles qu’il survit d’ordinaire à tout autre, et que l’on nomme dénaturée celle qui l’a perdu. Il naît avec la femme et ne la quitte qu’à la mort. Toute jeune, la fillette joue avec sa poupée, c’est une mère déjà vieille, son dernier amour est pour ses petits-enfans. Il faut en convenir néanmoins, dans la haute société ce sentiment était alors singulièrement affaibli. La mère ne trouvait pas le temps de connaître sa fille. C’était d’abord la nourrice, puis le couvent. Durant les quelques années où elle l’avait auprès d’elle, ses habitudes mondaines, cette vie tout extérieure et dissipée l’empêchaient de s’y attacher. Ici encore j’ai peine à croire que l’oubli des devoirs maternels