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naturellement placé presque à côté du nouveau maître. Par quelle merveille d’habileté, par quel prodige de savantes combinaisons parvint-il à vivre honoré, riche et puissant dans un temps où il était si difficile seulement de vivre ? C’était un problème plein de difficultés ; voici comment il le résolut.

En présence des premiers massacres dont il avait été témoin, Atticus s’était décidé à vivre désormais loin des affaires et des partis ; mais cela n’est pas aussi facile qu’on serait tenté de le croire, et la plus ferme volonté ne suffit pas toujours pour y réussir. On a beau déclarer qu’on veut rester neutre, le monde s’obstine à vous classer d’après le nom que vous portez, les traditions de votre famille, vos liaisons personnelles et les premières manifestations de vos préférences, Atticus comprit que, pour échapper à cette sorte d’enrôlement forcé et pour dérouter tout à fait l’opinion publique, il fallait quitter Rome et la quitter pour longtemps. Il espérait, par cet exil volontaire, reprendre la pleine possession de lui-même et rompre les liens qui, malgré lui, l’attachaient encore au passé ; mais, s’il voulait se dérober aux yeux de ses concitoyens, il prétendait n’être pas oublié de tout le monde. Comme il comptait revenir, il ne voulait pas revenir comme un étranger qu’on ne connaît plus, et perdre tout le bénéfice de ses premières amitiés. Aussi ne choisit-il pas pour son séjour quelque propriété lointaine, dans une province ignorée, ou quelqu’une de ces villes inconnues sur lesquelles les yeux du peuple romain ne s’arrêtaient jamais. Il se retira à Athènes, c’est-à-dire dans la seule ville qui eût conservé un grand renom et qui se soutînt encore dans l’admiration des peuples en face de Rome. Là, par quelques libéralités bien placées, il s’attira d’abord l’affection de tout le monde. Il distribua du blé aux citoyens, il prêta de l’argent sans intérêt à cette ville de beaux esprits dont les finances étaient toujours embarrassées. Il fit plus, il flatta les Athéniens par un endroit qui leur était plus sensible. Le premier de tous les Romains, il osa ouvertement déclarer le goût qu’il avait pour les lettres et les arts de la Grèce. Jusque-là c’était la mode, chez ses compatriotes, d’estimer et de cultiver les muses grecques en secret et de s’en moquer en public. Cicéron lui-même, qui bravait en tant d’occasions ce sot préjugé, n’osait pas paraître savoir trop couramment le nom d’un grand sculpteur ; mais Cicéron était un homme d’état à qui il convenait de montrer, au moins par momens, ce mépris superbe des autres peuples qui constituait en partie ce qu’on appelait la gravité romaine. Il fallait bien flatter cette faiblesse nationale, si l’on voulait plaire au peuple. Atticus, qui ne comptait rien lui demander, était plus libre ; aussi se moqua-t-il ouvertement des usages. Dès son arrivée, il se mit à parler et à écrire en grec, à