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lui ? Évidemment c’est que la postérité et les contemporains ne se mettent pas pour juger les gens au même point de vue. Nous avons vu qu’Atticus, qui avait pris pour règle de ne pas se mêler des affaires publiques, ne se croyait pas tenu de partager les dangers que ses amis pouvaient courir pour s’en être occupés. Il leur en laissait tout à fait et les honneurs et les périls. Tendre, obligeant, dévoué pour eux pendant tout le cours ordinaire de la vie, quand survenait une grande crise politique qui les compromettait, il se mettait à l’écart, et les laissait s’exposer seuls. Or, lorsqu’on regarde les faits à distance et qu’on est séparé d’eux, comme nous le sommes, par plusieurs siècles, on n’aperçoit plus guère que les événement les plus importans, et surtout les révolutions politiques, c’est-à-dire précisément les circonstances dans lesquelles s’éclipsait l’amitié d’Atticus. De là le jugement sévère que nous portons sur elle ; mais les contemporains apprécient les choses autrement. Ces grandes crises ne sont après tout que des exceptions rares et passagères ; sans doute ils en sont très frappés, mais ils le sont bien plus encore de ces mille petits incidens que la postérité n’aperçoit plus, et dont la succession compose la vie de tous les jours. C’est sur ces bons offices qui se reproduisent à chaque moment, qui s’emparent d’eux par leur multiplicité même, qu’ils jugent l’amitié d’un homme, beaucoup plus que sur un service signalé qui leur serait rendu dans quelqu’une de ces grandes et rares occasions. Voilà pourquoi ils avaient d’Atticus une opinion si différente de la nôtre.

Ce qui reste hors de doute, et comme l’un des traits caractéristiques de ce personnage, c’est le besoin qu’il avait de se faire beaucoup d’amis, et la peine qu’il prenait pour les attirer et les retenir. On peut refuser d’admettre, si l’on veut, que ce besoin fût chez lui l’effet d’une nature généreuse et sympathique, qu’il vînt de ce que Cicéron appelle admirablement « l’élan de l’âme qui veut aimer ; » mais, en supposant même qu’il ne songeât qu’à occuper et qu’à remplir sa vie, il faut reconnaître que ce n’est pas la marque d’une nature vulgaire que de la remplir de cette façon. Cet épicurien raffiné, ce maître dans l’art de bien vivre savait que « la vie n’est plus la vie, si l’on ne peut se reposer dans l’affection d’un ami[1]. » Il avait renoncé aux émotions des luttes politiques, aux triomphes de la parole, aux joies de l’ambition satisfaite ; mais en revanche il prétendait jouir de tous les charmes de la vie intérieure. Plus il s’était renfermé et retranché en elle, plus il était difficile et délicat sur les plaisirs qu’elle peut donner ; comme il ne s’était laissé que

  1. Cui potest esse vita vitalis, ut ait Ennius, qui non in amici mutua benevolentia conquiescat. Cicéron, de Amicit., 6.