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de se donner tant de mal pour devenir le successeur ou le collègue de Cléon ? En même temps que la lassitude et le dégoût écartaient les honnêtes gens de ces luttes mesquines, la philosophie, tous les jours plus étudiée, communiquait à ses disciples une sorte d’orgueil qui les amenait au même résultat. Des hommes qui passaient leur temps à s’occuper de Dieu et du monde, et qui essayaient de saisir les lois qui régissent l’univers, ne daignaient pas descendre de ces hauteurs à gouverner des états de quelques lieues carrées. Aussi était-ce une question discutée ordinairement dans les écoles que de savoir s’il fallait ou non s’occuper des choses publiques, si le sage doit rechercher les honneurs, et laquelle vaut mieux de la vie contemplative ou de la vie d’action. Quelques philosophes donnaient timidement la préférence à la vie active, le plus grand nombre soutenait l’opinion contraire, et, à la faveur de ces discussions, bien des gens s’étaient crus autorisés à se faire une sorte d’oisiveté élégante, dans de voluptueuses retraites, embellies par les lettres et les arts, où ils vivaient heureux, tandis que la Grèce périssait.

Atticus suivit leur exemple. Important à Rome cette habitude de la Grèce, il annonça hautement la résolution qu’il avait prise de ne point se mêler aux discussions politiques. Il commença par se tenir habilement à l’écart pendant toutes ces querelles qui ne cessèrent d’agiter Rome depuis le consulat de Cicéron jusqu’aux guerres civiles. Au moment même où ces luttes étaient le plus vives, il fréquentait tous les partis, il avait des amis de tous les côtés, et trouvait dans ces amitiés éparses un nouveau prétexte pour rester neutre. Quand César passa le Rubicon, Atticus avait soixante-cinq ans, l’âge où cessait pour les Romains le service militaire. C’était une raison de plus de se tenir tranquille ; il ne manqua pas de s’en servir. « J’ai pris ma retraite, » répondait-il à ceux, qui voulaient l’enrôler. Il tint la même conduite, et avec le même succès, après la mort de César ; mais alors il trompa davantage l’opinion publique. On le savait si bien l’ami de Brutus, qu’on pensait que cette fois il n’hésiterait pas à se déclarer. Cicéron lui-même, qui devait le connaître, y comptait ; mais Atticus ne se démentit pas, et il profita d’une occasion importante pour faire savoir au public qu’il ne voulait pas qu’on l’engageât malgré lui. Pendant que Brutus levait une armée en Grèce, quelques chevaliers, ses amis, avaient eu l’idée de faire une souscription parmi les plus riches de Rome pour lui donner les moyens de nourrir ses soldats. On s’adressa d’abord à Atticus, dont on voulait mettre le nom en tête de la liste ; mais Atticus refusa net de souscrire. Il répondit que sa fortune était à la disposition de Brutus, s’il en avait besoin et la lui demandait comme à un ami ; mais il déclara en même temps qu’il ne s’associerait pas à une manifestation