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périssaient par milliers, frappés d’un mal invisible dont ils ne pouvaient soupçonner la cause. Quelques rares débris de ces infortunés errent encore aujourd’hui dans les forêts de leurs ancêtres, attendant avec effroi le jour où la hache portugaise viendra abattre leur dernier refuge. Leurs redoutables flèches, de six pieds de long, ne répondent nullement, quand on les examine de près, à l’idée qu’on en a conçue. Presque toutes celles que j’ai vues étaient des roseaux, et semblaient plutôt des jouets inoffensifs que des instrumens de mort. Ces armes ultra-primitives, dans un pays où le fer se trouve presque à l’état natif et à la surface du sol, donnent une triste opinion de ces peuplades, entièrement rebelles à toute civilisation.

Tel est l’attrait irrésistible du désert que ceux qui en sont sortis ne peuvent vivre dans un autre milieu. Les annales portugaises font mention d’un Botocudo qui, trouvé dans les bois encore enfant, fut amené à Bahia et élevé dans un couvent. Ses progrès, son intelligence, ses aptitudes, ayant été remarqués, on redoubla de soins. C’était une précieuse acquisition : on voyait en lui le missionnaire futur de sa peuplade. Comme il témoignait du goût pour les ordres, il fut sacré prêtre. Devenu enfin libre, il sortit du couvent sous prétexte de promenade, entra dans les bois qui entouraient la ville, et ne reparut plus. On sut plus tard qu’au lieu de catéchiser ses compatriotes, il avait repris leur costume primitif et leurs sauvages coutumes.

Le mot de Buffon : « le style, c’est l’homme, » ne s’est peut-être jamais appliqué avec autant d’effrayante justesse qu’à l’informe idiome des Botocudos. Le disque en bois qui orne leur lèvre inférieure, la forçant à tomber le long du menton, met leurs dents à découvert, et les empêche d’articuler les labiales. Se présente-t-il un b ou un p dans leurs syllabes, ils sont obligés de rapprocher leurs lèvres avec leurs mains pour produire le son voulu. L’analyse de leurs mots révèle de la manière la plus claire l’enfance de leur état social. Leur montrez-vous un bâton, ils vous répondent tchoon (arbre). Pour eux, un bâton n’est qu’un arbre débarrassé de ses branches. Leur demandez-vous ensuite le nom d’une poutre, ils vous répondent encore tchoon ; d’une branche, d’un morceau de bois, d’un pieu, etc., toujours tchoon. Le mot po doit à lui seul représenter, suivant l’occasion, la main, le pied, les doigts, les phalanges, les ongles, les talons et les orteils. La bestialité, qui semble être leur code unique, ressort surtout des mots composés. Veulent-ils parler d’un homme sobre, ils l’appelleront couang-é-mah (ventre vide) ; de la nuit, ils diront tarou-té-tou (temps de la faim), parce que, aussi gloutons qu’imprévoyans, ils ne savent garder aucune provision, et sont obligés, la nuit, d’attendre avec impatience le retour de la lumière pour donner satisfaction aux exigences d’un estomac