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bon comme tu l’as connu. Il m’a parlé de sa situation ; il est décidé à l’épouser ; mais maintenant qu’il est trop tard, toutes nos objections, toutes nos défiances lui reviennent en mémoire. N’a-t-il pas été trompé ? Cette existence antérieure de son amie qu’il défendait contre nous, aujourd’hui il se la figure par momens pleine de fautes et de désordres. Il n’ose pas retourner à Rome ; il craint le ridicule attaché à sa passion, il craint plus encore les infidélités de celle dont il veut pourtant faire sa compagne. Il est donc très malheureux ; il réussit néanmoins encore à cacher ses inquiétudes, ses soupçons, ses jalousies sans objet. Leurs union est triste, imparfaite ; elle n’est pas orageuse, mais elle le deviendra, et alors le pauvre modèle regrettera d’avoir, comme la statue de Pygmalion, quitté son piédestal.


Palestrina, 14 novembre.

….. Ils viennent de me quitter. Que vont-ils devenir ? Walther paraît avoir perdu tout goût pour son art. Il n’a presque pas travaillé depuis ton départ. En paroles, il compose, il dessine encore des œuvres qui, exécutées, rendraient son nom célèbre ; mais l’exécution ?… Il n’a pu me montrer que l’esquisse d’un tableau qui m’a frappé, et qui cependant, je m’en suis aperçu, fait sur Marina la plus pénible impression. C’est une Madeleine, mais qui ne rappelle en rien celle du Corrège, cette jeune femme à la tunique bleue, qui, étendue sous de charmans ombrages, lit heureuse et nonchalante, éclairée par les reflets d’un joyeux soleil. Il a compris plus profondément le sujet, et il a choisi le moment où le premier remords s’empare de la belle pécheresse. Elle vient de rentrer d’une fête qui s’est prolongée jusqu’au matin ; elle est tombée épuisée sur de riches coussins, dans un appartement orné avec tout le luxe de l’époque. L’aube pâle éclaire sur ses joues plombées les traces des fatigues de la nuit, et l’on voit que les folles danses ont froissé ses vêtemens. Une des paroles du prophète qui va par la Judée, prêchant la bonne nouvelle et la repentance des péchés, lui a traversé l’esprit ; elle songe à ses égarements, elle s’en épouvante, elle les pleure amèrement. La bouche frémissante, le regard fixe, de ses mains crispées elle met en pièce ses colliers et ses bracelets, dont les perles s’égrènent sur le tapis. Une esclave d’un type sensuel, qui s’étonne de cette vive douleur, vient de déposer aux pieds de sa maîtresse une tête de mort, symbole du renoncement aux joies du monde et du néant de la vie terrestre. Cette manière d’entendre le sujet m’a paru neuve et d’une haute signification morale. Je ne crois pas qu’aucun peintre ancien ou moderne l’ai compris ainsi. Seulement, comme Walther s’est inspiré des traits de son amie, elle croit qu’il a voulu faire quelque allusion à sa vie passée, et elle en souffre sans