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un scandale même selon les mœurs du XVIIIe siècle, sa résistance inutile à la pensée qu’il a « un maître vicieux, » son obstination à espérer contre toute espérance, puis ses anxiétés, ses doutes, ses retours d’amour et de foi, moins ardens à chaque crise, mais encore possibles, même lorsqu’il en vient à dire plus de trente ans avant 89 : « Le temps de l’adoration est passé ; ce nom de maître si doux à nos aïeux sonne mal à nos oreilles… J’ai vu de nos jours diminuer le respect et l’amour des peuples pour la royauté… Aujourd’hui tous les ordres sont à la fois mécontens… Partout des matières combustibles. D’une émeute on peut passer à la révolte, de la révolte à une totale révolution, élire de vrais tribuns du peuple, des consuls, des comices, priver le roi et ses ministres de leur excessif pouvoir de nuire. Et dans le fait n’a-t-on pas raison de dire que, si le pouvoir monarchique absolu est excellent sous un bon roi, rien ne nous garantit que nous aurons toujours des Henri IV ? L’expérience et la nature ne nous présentent-elles pas dix méchans rois pour un bon ? »

D’Argenson reconnaît donc la nécessité de mettre un frein au pouvoir royal ; cette nécessité pourtant est loin de lui plaire. Il se rend très bien compte que le gouvernement de la France est devenu « plus despotique que monarchique ; » il sent qu’un tel régime, « le pire de tous » à ses yeux, ne peut durer sans conduire à la corruption des mœurs, à l’appauvrissement de l’état et à la ruine du gouvernement lui-même ; les progrès que font « les puissances mixtes, telles que l’Angleterre et la Hollande, » le frappent autant que la déchéance politique de la France. Mais demandez-lui un remède aux maux qu’il signale, et vous verrez combien il lui en coûte de renoncer à ses vieilles habitudes d’esprit, combien il hésite lorsqu’il s’agit de porter la main sur les prérogatives de la couronne, combien il lui répugne de gêner par des entraves permanentes l’action de l’autorité royale. Longtemps il avait combattu la prétention du parlement de Paris à exercer un contrôle en matière politique, et s’il en était venu vers la fin de sa carrière à défendre passionnément cette prétention, ce n’était pas seulement parce que, l’expérience et la disgrâce aidant, il comprenait mieux l’utilité de conserver une carrière contre la puissance absolue du monarque ; c’était encore parce qu’il ne voulait pas de barrières tout à fait insurmontables, et qu’il ne croyait guère possible de renverser celles qui existaient sans provoquer le pays à en élever de plus difficiles à franchir. L’idée de faire à la nation sa part dans la direction des affaires générales du royaume ne lui apparaissait guère que comme une extrémité fâcheuse à laquelle on risquait d’être conduit par l’ambition démesurée du pouvoir royal. Les exemples de l’Angleterre ne le séduisaient au fond que très peu. Il avait beau admettre les avantages de la