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capables, bienveillans et bienfaisans, se conquérir une clientèle par un usage intelligent de leurs richesses, de leurs lumières et de leur crédit, regarder leur supériorité sociale, non comme un titre, mais comme un moyen d’action, se donner la peine d’être influens et puissans, et apprendre à leurs enfans à les imiter. Lui qui ne veut à aucun prix d’une aristocratie héréditaire de droit, il comprend et il accepte, en ses jours de bon sens, « une espèce d’aristocratie bien plus noble et bien plus élevée, dit-il ; c’est que chacun soit fils de ses œuvres, et parvienne s’il a du mérite. Qui peut prétendre à ce que la multitude du peuple gouverne ? Mais que le peuple choisisse ses députés, que ceux-ci forment un comité, que ce comité soit renouvelé périodiquement… Que la noblesse soit à vie et qu’un homme ainsi anobli revienne souvent aux emplois s’il les mérite, que ses enfans n’aient qu’une légère distinction native, qui dispose à les élire de préférence lorsque du reste ils en sont dignes… Que ce qu’on appelle naissance et noblesse ne soit qu’une disposition à mieux faire, comme à un chien d’être de bonne race et de bon ordre, mais non une raison pour être promu nécessairement. » D’Argenson avait un pressentiment très vrai des conditions auxquelles il faut satisfaire pour conserver dans les sociétés nouvelles un rang supérieur. Les grands ne sont plus acceptés que s’ils sont utiles aux petits. Les aristocraties comme les dynasties ne peuvent plus se maintenir que si elles se sentent faites pour le service du public. Ceux qui veulent être les premiers aujourd’hui doivent se résigner à être, selon la parole de l’Évangile, les serviteurs de tous.

D’Argenson avait sur les conditions de la grandeur nationale dans l’Europe moderne des idées aussi avancées et aussi choquantes pour ses contemporains que sur les conditions de la grandeur personnelle. La violence qui avait caractérisé la politique extérieure de Louis XIV et le manque de bonne foi qui caractérisait celle de Louis XV étaient également condamnés par lui comme contraires à la vraie gloire et aux intérêts bien entendus de la France. « Les conquérans, disait-il, sont les querelleurs de la société civile ; chacun les fuit et les chasse ; les puissances se liguent contre les princes ambitieux ; on s’arme puissamment contre les voisins inquiétans et dangereux, ou, s’ils reculent leurs frontières de quelques cantons, ils se ruinent au dedans et laissent leurs successeurs en proie à leur faiblesse… Louis XIV nous a rendus redoutés en nous rendant moins redoutables. » Et ailleurs il nous apprend que la première chose qu’il se proposa en devenant ministre des affaires étrangères « fut de rétablir cette réputation de bonne foi et de candeur qui ne devrait jamais abandonner notre nation. La couronne de France est aujourd’hui trop grande, trop arrondie et trop bien située pour le commerce, pour préférer encore les acquisitions à la bonne réputation :