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ont une fermeté, un aplomb, une solidité d’attitude, qui ne se rencontrent pas chez les peintres des autres écoles, sans que pourtant la vie soit en aucune façon figée et immobilisée. En un mot, les Italiens sont les seuls artistes qui aient su être pittoresques sans cesser d’être classiques. C’est par cette même raison que Boccace a su être libertin à outrance, et, pour nous exprimer avec plus d’énergie, trivial à cœur-joie, sans cesser d’être noble. Un voluptueux sans frivolité, un gausseur sans commérage, un cynique sans obscénité, c’est là une singularité qui s’est rarement rencontrée.

Cependant ce contraste entre la forme de Boccace et les sujets qu’elle traduit a choqué d’excellens esprits ; l’un d’eux, s’il m’en souvient bien, a parlé un peu dédaigneusement de la narration cicéronienne beaucoup trop vantée, disait-il, du Décaméron, et lui a préféré hardiment la narration naïve de Froissard et les récits de nos vieux conteurs français. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, nous nous contenterons de quelques mots. On peut, si l’on veut, préférer la manière de narrer de Froissard à celle de Boccace, pourvu qu’on avoue que cette préférence est une préférence du goût individuel, et non une préférence du jugement critique, qui doit toujours être assez fort pour vaincre les sympathies ou les répugnances de l’âme et de la nature, et nous faire prononcer contre nos propres inclinations. Il est certain que Froissard a plus de naïveté et de gentillesse, mais il n’a pas plus de bonhomie. On peut très justement reprocher à Boccace de manquer de naïveté, et cependant ce reproche n’a aucune portée sérieuse, car il ne peut s’adresser spécialement au conteur, et il tombe, en même temps que sur lui, sur tous les grands écrivains et tous les grands artistes de son pays. Boccace manque nécessairement de naïveté, parce qu’il est Italien, et que la naïveté, pas plus que ses qualités sœurs, l’innocence et la candeur, n’entre dans la composition du génie italien. Cela ne veut pas dire que les Italiens n’ont rien conservé de ces facultés inconscientes comme l’instinct et charmantes comme la nature qui sont inhérentes à l’essence primitive de l’âme ; non certes, ils ont conservé toutes celles qui sont compatibles avec une grande expérience morale et une longue existence, mais ils n’ont conservé que celles-là. La simplicité, l’abandon, la bonhomie, leur tiennent lieu de naïveté. Quant à cette pudeur de l’esprit, à cette rougeur de l’innocence alarmée, à cette timidité farouche et à cette hardiesse audacieuse de l’ignorance première, qui craint tout et ose tout parce qu’elle ne sait pas, quant à toutes ces choses adorables qui composent ce que nous appelons naïveté, il ne faut pas les demander aux Italiens, même aux plus purs, aux plus élevés et aux plus saints. La grande culture intellectuelle, l’antiquité de la civilisation, l’excès