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pluie, tout ce qui se passe dans la vaste enceinte. C’est là qu’on vient respirer les fraîches senteurs matinales ou les tièdes brises du soir. Deux ou trois négrillons jouant avec un macaco apprivoisé et quelques perruches bavardes aux pennes bleues égaient ce péristyle de leurs cabrioles et de leurs cris. En face s’étend une suite de grandes salles destinées à emmagasiner la récolte. À l’un des angles se trouvent les cylindres qui broient la canne ou les pilons qui écossent les grains. Toutes ces machines sont mues par une grande roue de bois que fait tourner une chute d’eau. Les deux autres côtés du quadrilatère, bâtis en terre glaise, contiennent les cases des nègres et des feitors. L’immense cour qui occupe le centre sert de séchoir pour le café, le mil, le coton, etc. On y entre par deux portes de bois qui séparent l’habitation du maître de celle des esclaves. Les magasins et le pavillon du senhor possèdent seuls un plancher, qu’on élève de quelques pieds au-dessus du sol, en prévision des inondations du solstice. Tous ces bâtimens n’ont qu’un rez-de-chaussée : la chaude température propre au pays explique facilement l’aversion des créoles pour les étages supérieurs.

Derrière la fazenda et à quelque distance, on rencontre, suivant la disposition des lieux, le rancho, le jardin, l’infirmerie, et les divers parcs affectés aux bœufs, aux brebis et aux cochons. À chacune de ces sections est attaché un homme de couleur ou un nègre de confiance ; puis çà et là, au milieu des taillis, des pastos (pacages) ou au bord des chemins, on voit, adossées à un arbre, les huttes des agregados[1].

  1. On appelle ainsi les esclaves que les riches fazendeiros affranchissent dans leur testament, soit par tradition, soit pour récompenser de longs services, soit enfin par réminiscence des bulles pontificales. Le plus souvent ces gens, énervés par la servitude, surtout lorsque la liberté leur vient tard, ont hâte de se livrer au plus complet far niente, sous prétexte de se reposer de leurs longs labeurs. Ils se retirent alors dans un coin de forêt, toujours sur les possessions de leur ancien maître, s’y construisent une cabane avec quelques pieux et de la terre glaise, sèment quelques grains de feijão et de mil autour de leur demeure, et passent le reste de l’année dans ce repos absolu qu’ils ont rêvé toute leur vie comme l’idéal de la félicité humaine. Leurs enfans, élevés dans la liberté la plus complète, se considèrent naturellement comme les propriétaires du sol, et lorsque le fazendeiro veut défricher ses bois, il est d’ordinaire obligé de recourir à la force pour faire déloger ses locataires. Cette vie purement végétative est la seule que semble pouvoir mener un ancien esclave. Le nègre et l’Indien ne voient rien au-delà ; le mulâtre lui-même, abruti depuis son enfance, suit leur exemple. Les plus intrépides se contentent d’élever de la volaille ou des cochons ; mais il est rare que leurs élèves arrivent à bien à cause des gatos do matto (chats sauvages) du voisinage. Quelquefois cependant on voit se réveiller en eux quelques germes de l’activité européenne perdue dans leur sang ; mais les industries auxquelles ils se livrent ont naturellement un caractère tout primitif et enfantin. Il en est deux surtout qui m’ont frappé, et sur lesquelles je reviendrai plus loin, celles du feticeiro (sorcier) et du formigueiro (destructeur de fourmis).