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mot de la prospérité du pays. Une des variantes du jeu est la loterie, cette lèpre léguée au Nouveau-Monde par les anciens conquistadores, et qui a pour représentant le bilheteiro.

Le bilheteiro (marchand de billets) est un jeune homme ; il n’y a qu’un homme jeune en effet qui puisse suffire aux exigences d’une vie aussi pénible. Dès qu’une loterie est organisée, le bilheteiro monte à cheval, voyage de nuit comme de jour été et hiver, supporte dans la même journée le feu d’un soleil de plomb et le froid glacial d’une pluie torrentielle, et ne s’arrête guère pendant plusieurs semaines consécutives que quelques minutes pour offrir ses billets et réparer ses forces avec un peu de riz ou de feijão. On peut dire que c’est dans son portefeuille que vient s’engouffrer une bonne partie des valeurs du pays. Dès qu’il apparaît à la porte de l’habitation, tout le monde s’empresse autour de lui comme autour du dispensateur de la fortune. On s’enquiert du nom de l’heureux vainqueur de la dernière loterie, et l’on se hâte de prendre de nouveaux billets ; ceux-ci épuisés, il reprend le chemin de la ville, tire la loterie, et repart aussitôt pour une nouvelle expédition. Une telle existence l’use rapidement. Il meurt avant l’âge, criblé de douleurs rhumatismales et les jambes dévorées par l’éléphantiasis, suite trop fréquente de ses fatigues et du manque de tous soins hygiéniques. Les partisans des causes finales pourraient trouver dans cette mort prématurée une juste punition des méfaits du bilheteiro, qui entretient dans le pays une véritable plaie morale ; mais sa carrière, à vrai dire, ne se termine pas toujours aussi tristement. Parcourant toutes les fermes à cinquante lieues à la ronde, il note en passant les mulâtresses riches et les veuves d’un certain âge qui ne peuvent prétendre aux nobles héritiers des fazendeiros. Il choisit celle qui lui semble le mieux à sa convenance, tâche de la séduire par ses belles manières, renonce à son métier dès qu’il est marié, et se fait planteur. Malheureusement pour lui, son mariage est aussi une loterie dont les billets sont très disputés.

Malgré la vigilance du maître, une plantation, quelle que soit d’ailleurs son importance, ne saurait subsister si elle ne possédait un personnage dont nous avons déjà souvent prononcé le nom : le feitor. Le feitor est l’homme de confiance du fazendeiro et la terreur de l’esclave. Être hybride, il rappelle à la fois l’adjudant d’une caserne et le garde-chiourme des forçats. Tenant en même temps du conquistador et du nègre, il a hérité de la férocité de l’un et de la bestialité du second. Aussi s’acquitte-t-il de ses fonctions la conscience calme et sans nul remords. Dès le petit jour, il sonne la diane, fait l’appel de ses hommes et les conduit au chantier. Il a pour lieutenant un autre mulâtre plus foncé que lui, qui surveille