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les préoccupations de l’art rétréci, amoindri, auquel on l’a condamné. Au lieu de demander aux régions qu’il parcourait de lui découvrir les ineffables mystères de ligne et de couleur par où la nature est toujours si belle, il semble qu’il ne les ait visitées que pour y trouver des sujets de tableaux : ici les Musiciens russes, là les Arnautes en prière, aujourd’hui le Prisonnier, une des meilleures toiles qu’on doive au jeune artiste.

La scène se passe dans la Haute-Égypte, sur le Nil, non loin du village de Louqsor, qui étale sur l’horizon l’imposante silhouette du palais d’Amenopht. Des Arnautes, bandits armés au service de l’intolérable despotisme des Turcs, ont arrêté un cheik-el-beled, nous dirions un maire de village, sans doute pour quelque refus d’impôt ; ils lui ont lié les jambes, lui ont passé aux mains de lourds ceps de bois, l’ont jeté dans une barque et le conduisent, où ? Près du nazir (percepteur), qui le fera battre jusqu’à ce qu’il ait payé vingt fois plus qu’il ne doit. L’un des Arnautes, assis sur le bastingage, impassible et accoutumé dès longtemps à de pareilles expéditions, détache, par un artifice hardi de peinture, son profil sévère suivies limpidités du ciel. Deux fellahs rament de toutes leurs forces, pendant qu’un jeune Arnaute impitoyable et gouailleur se penche vers le cheik, et, s’accompagnant d’un tchegour, lui chante à l’oreille je ne sais quelle raillerie insolente. En quelques coups de pinceau, M. Gérôme a parfaitement fait comprendre, pour qui sait regarder, l’état de l’Égypte, où une race rêveuse, douce, soumise, est torturée chaque jour par d’anciens vainqueurs plus grossiers, plus vicieux et moins intelligens qu’elle. La sévérité du dessin, les rapports des tons entre eux, qui arrivent à une bonne coloration générale, font de ce tableau une toile remarquable, que je préfère au Déjeuner de Louis XIV, où l’importance donnée à la nappe ouvrée qui couvre la table tend à en faire le personnage principal de la composition.

Les œuvres de M. Gérôme sont agréables ; mais on y cherche en vain ce cachet d’art viril dont la formule manque aujourd’hui. Il eût pu la trouver, cette formule, j’en suis certain, s’il eût suivi imperturbablement la voie difficile, mais glorieuse, où il avait mis le pied en 1855. L’exemple qu’il eût donné n’aurait pas été perdu, on aime à le croire, pour l’école française, et nous n’assisterions pas à l’étrange déroute qu’il est impossible de ne point constater. Nulle direction générale, nulle entente des lois d’ensemble ; chacun va au hasard, non pas où le mènent ses croyances, mais où le pousse son intérêt. La foi est mourante, le flambeau s’éteint. Tout le monde sait son métier, ceci n’est point douteux, mais nul ne sait s’en servir. Le talent perd en profondeur ce qu’il gagne en étendue ; l’originalité réelle est rare ; quant au génie, il est inutile de le chercher.