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femme nue, en fait le portrait avec quelques modifications le plus souvent inspirées par la réminiscence des maîtres, puis il dit : C’est Vénus ! Non point, c’est un modèle, et rien de plus. Cette simplification excessive de l’ordonnance d’un tableau indique une singulière paresse ou une étrange absence d’imagination. J’aime mieux la composition théâtrale, forcée, des Sabines et du Léonidas de David que ces prétendus tableaux, qui, par le fait, ne sont plus que des académies. Ch. Varahagen von Ense a dit : « Un artiste est celui dont les idées se font images. » Les artistes de nos jours semblent avoir renversé la proposition, car ce sont les images aperçues qui leur donnent des idées ; on ne le voit que trop, et c’est un grave sujet d’inquiétude. En effet, quand il n’y a plus ni conception, ni composition, que reste-t-il ? L’exécution, c’est-à-dire le métier, la partie exclusivement matérielle de l’art ; c’est bien peu, et c’est de cela pourtant qu’on se contente aujourd’hui.

Si l’exécution suffit, les Belges sont nos maîtres ; mieux que tous les autres, ils possèdent le secret du métier, nulle ficelle ne leur est inconnue ; ils dessinent d’une façon convenable et manient la couleur avec une rare fermeté, sans trop d’empâtement, sans trop de légèreté, honnêtement et consciencieusement. Presque tous imitateurs de Terburg et de Pierre de Hoog, ils ont cherché dans les scènes de la vie intime un prétexte à peindre des étoffes, dans lesquelles ils mettent quelques personnages, placés uniquement pour faire valoir la draperie ; ils excellent dans le satin, dans le velours, dans les guipures ; les cuirs de Cordoue n’ont plus de mystères pour eux, et les tapisseries de haute lisse leur ont dévoilé leurs arcanes ; ils sont connus pour la plupart, presque célèbres, et cependant qui voudrait de leur gloire ? qui pourrait croire un seul instant que le but de l’art est celui qu’ils atteignent ? Ils procèdent méthodiquement, j’allais dire mécaniquement, pour faire un tableau comme un bon ouvrier procède pour établir un travail de tabletterie ; ils s’avancent sûrement, sans hésitation, vers ce résultat final ; ils ne sont point inquiets. Or quel est l’artiste, j’entends les plus grands, les meilleurs, Léonard, Michel-Ange, qui n’ait point été dévoré d’inquiétude et qui ne l’ait point laissé voir dans ses œuvres ? Rêver au-delà, toujours au-delà !… Tel est le tourment des maîtres. On peut dire hardiment ceci : l’homme qui trouve une satisfaction complète dans l’œuvre qu’il vient de produire est quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent un homme médiocre. L’artiste doit être vis-à-vis de lui-même comme l’enfant auquel on raconte une histoire : le chevalier a tué le géant, la bonne fée a brisé l’enchantement qui retenait la princesse prisonnière, les deux amans s’épousent et se jurent une foi éternelle. Le conte est fini ; l’enfant ouvre de grands