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peut lui adresser; je sais que sa couleur froide, sèche, détrempée, manque de modelé, qu’elle est à la fois creuse et dure, ceci rentre dans l’exécution, et ce n’est point de cela qu’il s’agit; mais je sais aussi que nul n’a peut-être poussé plus loin que lui cette science à la fois d’historien et d’artiste par laquelle un peintre s’empare d’un fait, l’entoure des détails contemporains, les groupe ensemble et en tire une sorte de synchronisme rationnel par lequel il le fait comprendre aux foules d’une façon neuve et supérieure. Sa Destruction de la tour de Babel, dont le carton doit être présent à tous ceux qui ont visité l’exposition universelle de 1855, est un chef-d’œuvre en ce genre. C’est de la littérature ! me dira-t-on. Non pas, car la littérature ne peut me raconter que successivement la construction, la destruction de la tour orgueilleuse et la dispersion des racés qui en fut la conséquence, tandis que la peinture me présente d’un seul coup, et de manière à frapper mon esprit pour toujours, les faits différens corollaires les uns des autres, et dont l’ensemble constitue un seul des grands événemens de l’humanité. Notre esprit français, très clair, très précis, demandant avant tout qu’on lui montre des choses saisissables au premier aspect, pourrait n’être point satisfait des interprétations allemandes, et se vite fatiguer de ces vastes scènes qui lui paraîtraient des rébus dont il ne voudrait pas s’ennuyer à chercher le mot : rien ne serait plus facile, tout en étudiant les lois générales qui ont présidé à ces compositions, que de les modifier selon nos aptitudes. Du reste, à quoi bon traverser le Rhin? Nous ressemblons à l’homme des Écritures, nous avons des yeux pour ne point voir; sans sortir de France, sans remonter au-delà de ce siècle, nous avons à Paris même des exemples qu’on ne devrait pas se lasser d’étudier, afin de les suivre, s’il est possible. Les Pestiférés de Jaffa, le Champ de bataille d’Eylau, sont des toiles d’une composition admirable, et d’une clarté telle qu’elle doit contenter les Français les plus exigeans. Gros reste encore le plus grand peintre français du XIXe siècle, et l’ingrate génération qui l’a contraint à la mort en l’abreuvant de dégoûts sans nom semble avoir été frappée de stérilité en punition de ce forfait.

Ce défaut de composition qu’on remarque avec tristesse dans les œuvres d’art exposées aujourd’hui tient surtout, il faut bien le dire, au manque d’imagination des artistes; l’absence d’étude et de composition a frappé leur esprit d’une stérilité singulière; la plupart des tableaux soumis cette année au jugement du public ne sont guère que des répétitions. Lorsqu’un peintre a obtenu un succès d’estime ou de curiosité avec une de ses toiles, il la recommence à satiété, modifiant çà et là certains détails, mais reprenant la même pensée, l’enfermant dans le même milieu, cherchant le même