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porteurs d’attributs connus, vêtus de draperies de convention, mais dans lesquels on ne sent ni la Divinité, ni la foi qui traverse le martyre et gravit le ciel. La peinture religieuse doit avoir une âme, si j’ose parler ainsi ; elle seule peut nous saisir et nous conduire dans le monde idéal, qu’elle a voulu nous rendre visible : c’est pourquoi nous sommes pris d’émotion en regardant ces tableaux naïfs du XIVe et du XVe siècle, tableaux de couleur sèche, de dessin raide, où des personnages dans des attitudes d’une gaucherie forcée se meuvent au milieu de paysages invraisemblables. Les hommes pieux et convaincus qui peignaient ces étranges panneaux se préoccupaient moins des rapports des tons entre eux et de l’harmonie des lignes que de rendre fidèlement ce qu’ils avaient entrevu dans les rêves de leur dévotion. Leur art était profondément spiritualiste et dégagé. Il y a des Christs au tombeau, des Mater dolorosa, des Madones allaitant, dessinés en dépit du sens commun, peints à faire rire un barbouilleur d’enseignes, et qui n’en sont pas moins des œuvres capitales, car elles portent en elles un sentiment puissant, vrai, élevé, éthéré, qui les impose et les grave profondément dans le souvenir. À mon avis, les dernières peintures réellement religieuses datent du commencement du XVIe siècle, dans les temps qui précèdent exactement l’apparition des grands maîtres de la renaissance, et je ne sais rien de plus beau en ce genre que la Vierge de Jean Bellin qui est à la pinacothèque de Venise. C’est le dernier mot de l’art spiritualiste en matière de sentiment. Aussitôt après, la renaissance fait sa grande révolution ; la matière est substituée à l’esprit, la sensation au sentiment, l’exécution à la conception, et la peinture religieuse devient la peinture décorative des églises par des sujets empruntés aux livres religieux. Au lieu de chercher en soi la physionomie possible de la Vierge, sans cesse invoquée, on copia sa maîtresse ; pour peu qu’elle fût jolie, et cela suffisait parfaitement à ces grands seigneurs de la catholicité, ivres de paganisme, qui, comme le cardinal Bembo, faisaient lire leurs offices par leurs valets de chambre, afin de ne point gâter leur latinité, et qui disaient qu’ils aimeraient mieux avoir fait l’ode d’Horace ad Xanthiam que d’être roi d’Aragon. La peinture religieuse ne s’est jamais relevée du coup qu’elle reçut des mains de ces artistes catholiques épris de l’antiquité : Jupiter Olympien devint Jésus-Christ, Apollon devint saint Jean, Vénus devint la Madeleine, et ainsi de suite. L’entraînement fut général, chacun y céda ; je n’excepte que Michel-Ange, qui, dans ses formidables décorations de la chapelle Sixtine, resta toujours religieux, religieux à sa manière il est vrai, s’inspirant du Jésus d’Orcagna au Campo-Santo de Pise pour faire le Christ de son Jugement dernier, copiant son geste, mais le rendant terrible au lieu