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lui ont révélé tout ce mystère. C’est la nuit, la lune arrondit son pâle croissant dans un ciel d’améthyste tout parsemé d’étoiles, dont la lumière nacrée donne à la composition une incomparable douceur ; de hauts cyprès immobiles poussent dans l’éther leurs tiges vigoureuses, débordantes de sève ; des lauriers se contournent dans leur robuste vigueur ; les indécisions de la nuit humide noient les masses profondes de la forêt au-delà de laquelle on aperçoit la mer immense ; auprès d’un grand tombeau de forme grecque et portant le cher nom d’Eurydice, une théorie de ses compagnes vient jeter des fleurs et verser des larmes. Isolé au premier plan, appuyé contre un jeune laurier, sa lyre tombée près de lui, Orphée, les pieds sur l’herbe ruisselante de rosée, toute fleurie de marguerites, crie le nom adoré auquel l’écho seul répond maintenant : Ah ! Miserum Eurydicen ! Le dessin et le coloris sont égaux, d’une pureté et d’une puissance rares ; les harmonies nocturnes, rendues avec une extraordinaire fidélité, imprègnent le tableau de la même poésie qu’elles donnent à la nature. Malgré les tons obscurs où l’artiste était obligé de se tenir, tout est lumineux, car tout est en rapport ; rien ne détonne, nulle note n’est criarde : c’est une symphonie d’une mélancolie extraordinaire, c’est la lyre qui pleure, c’est le deuil d’Apollon. Ce qui, en dehors de sa facture, rend cette composition extrêmement remarquable, c’est qu’elle a été conçue à un point de vue très élevé et dans un esprit de vérité dont tous, à nos heures d’épreuve, nous avons fait la terrible expérience. Par une sorte de contre-point parfaitement combiné, elle montre que la nature, dans sa loi fatale, est implacable pour l’homme. Nous souffrons, notre cœur se brise, tout est fini, l’être cher a disparu, la nuit se fait en nous ; l’arbre pousse, l’oiseau chante, le soleil rayonne, la fleur s’épanouit ; la nature ironique regorge de vie pendant que nous nous enfonçons dans la mort. « O marâtre ! pourquoi ne veux-tu pas me consoler ? Je souffre tant ! » Les poètes ont compris cela, et ce n’est point sans raison que Byron a mis pour repoussoir aux affreuses péripéties du naufrage de don Juan un ciel bleu et une mer paisible. Cet horrible et nécessaire malentendu de l’homme et de la nature, M. Français l’a rendu de main de maître et avec une grandiose simplicité. Orphée, vêtu d’ombre, a glissé dans la douleur jusqu’à en toucher le fond ; il s’affaisse et dit : « Se peut-il qu’elle soit morte et que moi je sois seul à jamais ? » Les cyprès lui répondent : « Nous respirons la vie à pleins bords dans la rosée du soir. » Le gazon lui dit : « Demain des amoureux me fouleront aux pieds en chantant leur tendresse. » Le laurier même contre lequel il s’est appuyé lui murmure à l’oreille : « Je verdis, je grandis, mes racines puissantes plongent dans la terre et y puisent