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une lame énorme, frappant les pieux rangés le long de la chaussée, retentit comme un coup de canon, se dressa menaçante et écumeuse au-dessus du parapet, puis s’abattit en trombe sur toute la largeur du Sillon. Dans sa chute, la lourde masse d’eau avait renversé l’âne, brisé en éclats les pots à lait et jeté à terre la pauvre jeune fille, qui gisait sur le pavé, honteuse et meurtrie. Les deux marins s’étaient empressés de voler à son secours. Ils la prirent délicatement dans leurs bras robustes et la portèrent sur un petit banc placé devant le bureau de l’octroi. À peine la laitière avait-elle repris ses sens, que l’âne vint la rejoindre, l’oreille basse et marchant d’un pas inégal.

— Ma belle enfant, demanda l’un des marins, qui portait de gros favoris noirs, où demeurez-vous ?

— Dans la commune de Paramé, répondit la paysanne, au-delà du bourg, sur la route de Saint-Coulomb.

— Eh bien ! reprit le marin, c’est à Cancale que nous allons, nous autres… Je suis le fils de Daniel le pêcheur d’huîtres, qui commande la barque l’Aimable-Aglaé ; le père de mon camarade est le grand Laurent, qui a perdu une jambe au service : vous voyez que nous sommes presque voisins. Rien ne nous est plus facile que de vous reconduire chez vous, puisque votre maison se trouve sur notre chemin. — Laurent, ajouta-t-il en s’adressant à son camarade, va chercher un cabriolet de louage, et dès que la mer en se retirant laissera le passage libre, nous partirons.

Laurent fit marché avec le cocher d’un de ces coucous comme on en voyait tant autrefois sur la route de Paris à Versailles, et qui stationnent à toute heure devant la porte Saint-Vincent. Tandis que le cheval mangeait l’avoine, la mer, qui monte et baisse si rapidement sur cette côte, cessa de couvrir la chaussée. Le cabriolet s’avança vers le banc où était assise la jeune fille, qui pleurait et sanglotait, troublée par les soins que lui prodiguaient à l’envi les deux marins, et tout émue encore de l’effroi et de la douleur que lui avait causés sa chute.

— Allons, ma belle enfant, lui dit Daniel, n’ayez pas peur… ce n’est rien que cela !… Tâchez de vous hisser dans le fond de ce carrosse. Il y a longtemps qu’on n’a remis du crin dans les sièges ; mais c’est égal, vous n’y serez pas mal assise. Là, doucement, levez le pied et la main en même temps comme si vous montiez aux enfléchures d’un navire…

La jeune fille se glissa avec effort dans le fond du cabriolet, et Daniel, prenant place à côté d’elle, cria au cocher comme s’il se fût adressé au patron d’une barque : — Poussez ! poussez hors !…

— Mais moi, dit l’autre marin, il faut donc que je monte sur la bourrique… Elle cloche, la pauvre bête… Est-ce qu’elle ne suivrait pas si je l’attachais derrière la voiture ?…