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du but vers lequel on tend, quels que soient les efforts que l’on fasse pour l’atteindre. Bientôt la nuit vint ; les coups de fusil que l’on tirait à bord du Dauphin pour guider dans leur retour les gens de la chaloupe arrivaient aux oreilles de ceux-ci. Tantôt hissant une voile, tantôt ramant avec leurs pesans avirons, les marins égarés croyaient se rapprocher du navire ; puis, après un quart d’heure d’angoisse, ils entendaient du côté opposé le bruit de la cloche que l’on agitait par intervalles sur le pont du brick. On eût dit que le vertige s’était emparé de ces pauvres gens ; tant que dura la nuit, ils cherchèrent à se maintenir à courte distance du navire, qui semblait avoir disparu dans l’ombre. Cependant ils étaient exténués ; une brume glacée avait pénétré leurs vêtemens, et leurs mains raidies ne pouvaient plus saisir la rame. Quand le jour parut, chacun d’eux attendit avec une impatience fébrile le moment où la clarté de l’aurore se répandant jusqu’aux extrémités de l’horizon leur permettrait de reconnaître la position probable du Dauphin, mais à peine la pâle lumière du matin blanchissait la cime des vagues que le brouillard, se détachant des nuages, vint couvrir de nouveau la surface de l’Océan, ramenant sur l’espace immense d’autres ténèbres presque aussi épaisses que celles de la nuit. Les marins, errant au hasard, n’entendaient plus ni la cloche ni les détonations qui avaient soutenu leur énergie la veille au soir ; plusieurs d’entre eux s’étaient endormis par l’effet de la fatigue.

— Laurent, dit tout bas Daniel à son camarade, Laurent, le navire est perdu !

— Je tombe de sommeil, répondit celui-ci ; j’ai faim, j’ai soif… Les vivres que nous avons là ne peuvent pas nous durer plus d’un jour…

— Il faut toujours commencer par reprendre des forces, répliqua Daniel.— Holà ! vous autres ! ajouta-t-il en secouant les marins qui sommeillaient étendus sur les bancs, réveillez-vous !… Cassons un peu de biscuit, et avalons un petit verre d’eau-de-vie. J’ai là dans ma poche une bouteille de cognac que j’ai eu la chance d’embarquer en cachette.

Les marins se mirent à manger silencieusement ; leurs regards plongeaient sur la vague glauque et écumeuse qui bornait leur horizon ; ils ne distinguaient pas même les goélands, qui, par des cris aigus, semblaient s’appeler les uns les autres dans la brume. L’eau-de-vie leur redonna cependant un peu de courage. Le malheur qui leur arrivait n’était après tout qu’une de ces mésaventures assez ordinaires dans les parages de Terre-Neuve. Sur ce banc, long de plus de cent lieues, où tant de navires passent et repassent incessamment en toute saison, n’avaient-ils pas la chance d’être rencontrés et sauvés ? Ces pensées rassurantes, qu’ils se communiquaient les uns aux autres, les empêchaient de s’abandonner au désespoir,