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pauvre infirme, que l’on croyait déjà riche à millions. La réalité est que ce coffre, ouvert avec soin par le commandant Kelmère en présence de son compagnon, n’offrit à leurs regards avides qu’une demi-douzaine de lettres écrites en chiffres et à peu près réduites en pâte, plus une liasse énorme d’assignats fortement avariés : ces assignats étaient faux et fabriqués à l’étranger par les puissances en guerre avec nous, qui achevaient de ruiner ainsi la république française.

— Du papier, s’écria le commandant Kelmère, du papier, et rien de plus !… Ça représentait pourtant un million il y a soixante ans, et aujourd’hui je le donnerais pour deux liards ! — C’est égal, j’avais raison, mon ami, quand je te disais que le cutter était richement chargé.

— Voilà ce que c’est que de venir trop tard, répondit Jambe-de-Bois. Aussi bien je n’ai jamais eu de chance.

— Maudites paperasses ! reprit le commandant. Jette-les au feu jusqu’à la dernière, et emporte le coffre ; je ne veux plus le voir.

— Merci, commandant. Quand je l’aurai dérouillé et fourbi, j’y serrerai mes états de service et mon titre de pension.

Une pareille déconvenue jeta un profond découragement dans l’âme du commandant, qui voyait s’envoler en un instant ses rêves dorés. Il demeura pendant plusieurs semaines comme étourdi, et incapable de reprendre l’autre projet dont Jambe-de-Bois avait été le seul confident. Peu à peu cependant sa mauvaise humeur s’effaça sous l’influence des premiers beaux jours, et puis il se disait que peut-être il y avait un autre coffre rempli de valeurs plus solides ; mais pour s’en assurer il lui fallait attendre l’équinoxe de septembre, et d’ici là le temps lui semblait bien long. Quand le mois de mai eut couvert la terre de verdure et les arbres de fleurs, le commandant Kelmère songea de nouveau à sa ferme de la Petite-Marouillère et à la jeune fille qui l’habitait. Résolu à entamer la grande affaire qui devait changer sa vie, il se mit en route par un soleil resplendissant. Le ruban rouge passé à sa boutonnière était tout neuf ; il portait un large chapeau de paille de Manille, une cravate de soie des Indes négligemment attachée et un pantalon de nankin ; sa main droite s’appuyait sur un jonc de Java, et sa main gauche tenait une fleur d’églantier, symbole de la jeunesse et de l’innocence. La matinée étant assez chaude, le visage du commandant Kelmère se trouva aussi rouge qu’une cerise, quand il arriva à la porte de la ferme.

— Bonjour, la compagnie, dit-il en frappant sur le seuil avec le bout de sa canne. Mère Lambert, et vous, Jenny, je vous salue.

— Monsieur Kelmère ! s’écrièrent les deux femmes en lui présentant une chaise. En vérité, c’est monsieur Kelmère !… On a si rarement l’honneur de vous voir !