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Les deux marins que l’on croyait morts allaient donc toucher la terre de France le lendemain matin. Ils allaient reparaître pleins de vie devant ceux qui les avaient pleures !… Mais la mer a des caprices terribles, et tout est hasard pour qui navigue ! Quand l’orage éclata, l’Orion cinglait au sud des Minquiers, dont les roches noires, laissées à sec par la marée, se montraient distinctement aux regards de l’équipage. Contraint par la violence du vent de carguer les voiles et de mettre en cape, le capitaine tenta de s’éloigner des récifs en rétrogradant du côté du large. La nuée remplie d’éclairs l’environnait de toutes parts ; la foudre ne cessait de gronder autour du navire, que le fluide électrique vint frapper à plusieurs reprises. Un mât fut fendu du haut en bas, une vergue se rompit ; mais l’Orion se tint bravement la proue au vent, comme s’il n’eût reçu aucune blessure. Quand le tonnerre eut cessé de gronder et que les éclairs blafards rayonnant à travers la pluie s’en allèrent s’éteindre vers le cap Fréhel, le capitaine reprit sa route. La nuit était complètement sombre, aucune étoile ne brillait au ciel ; il n’y avait sur l’étendue de la mer nulle autre clarté que celle de la lampe de l’habitacle éclairant la boussole.

— Grâce à Dieu, dit Daniel à son ami, l’orage est passé ; demain nous serons à Granville !

— C’est vrai, répliqua Laurent, mais avons-nous paré les Minquiers ?… N’est-ce pas le feu de Fréhel que je vois là, à notre gauche ?…

— À notre gauche ?… reprit vivement Daniel. C’est impossible…

Les deux Cancalais allongèrent la tête par-dessus le bord ; d’autres marins regardaient comme eux ce feu tournant et à éclipses, qui ne pouvait être que celui du cap Fréhel. Le capitaine à son tour interrogea des yeux ce phare qui semblait lui dire : Prenez garde ! Puis, montant d’un pas rapide sur la dunette, il considéra avec attention l’aiguille de la boussole. Alors retentit à la proue du navire ce cri sinistre : « Des brisans devant nous ! »

Le capitaine sauta sur la roue du gouvernail en repoussant du poing le timonier, et il la fit tourner rapidement. — Carguez, carguez tout !… criait-il d’une voix émue ; la foudre a touché la boussole, elle ne marque plus !

L’équipage tout entier s’était précipité sur les cordages : les poulies grinçaient, les voiles se repliaient sur les vergues, et l’Orion, exécutant son mouvement de rotation, traçait à sa poupe un sillon phosphorescent ; mais il était trop tard. La quille et le gouvernail du navire heurtèrent les récifs, et un horrible craquement apprit aux vingt-cinq hommes réunis sur le pont que l’Orion venait de recevoir un coup mortel.