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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/961

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celui du barrister sans causes et sans soucis, qui, après avoir mangé le nombre de dîners voulu pour se faire inscrire sur la law-list, jouit en paix des loisirs que ménage la profession d’avocat à quiconque lui demande simplement une place nominale dans la hiérarchie des êtres civilisés. Avec un modeste revenu qui suffit à sa modeste ambition, entre sa collection de pipes allemandes et sa bibliothèque de romans français, Robert Audley consume en doux far niente une existence à laquelle il s’efforce vainement de conserver des dehors sérieux. Personne ne le prend au mot, et les graves benchers se mettent invariablement à sourire lorsque l’honnête Bob, venant à les rencontrer sous les ombrages de Temple-Gardens, leur laisse entendre qu’il cherche dans quelques instans de flânerie un délassement indispensable après ses travaux assidus. Maintenant, en y regardant de plus près, peut-être devineraient-ils sous cette insouciance apparente le germe des grands dévouemens, sous cette indolence turque une énergie latente qui, pour se développer, n’a besoin que d’un mobile supérieur, sous cette inertie d’esprit, qu’on dirait irrémédiable, une perspicacité sans cesse en travail et féconde en résultats inattendus ; mais les benchers n’analysent pas un caractère comme un dossier, ils prennent au mot la paresse de leur confrère, et, le voyant dépourvu de toutes les facultés à l’aide desquelles un jeune homme fait son chemin dans le monde, ils regrettent pour lui que son oncle, sir Michaël Audley, d’Audley-Court, longtemps resté veuf avec une fille unique pour héritière, vienne de se remarier tout récemment, à un âge assez avancé, par un coup de tête digne d’un jeune homme.

On ne sait pas grand’chose de la seconde femme du baronet. En remontant pas à pas dans son passé, nous la trouvons d’abord pauvre governess, élevant les filles du médecin de sir Michaël. C’est chez ce médecin, nommé Dawson, qu’il l’a vue pour la première fois, qu’il s’est épris d’elle, et qu’un jour, emporté par un de ces élans qui mettent l’âge mûr au pair de la jeunesse la plus fougueuse, il lui a offert de partager ses brillantes destinées. Miss Lucy Graham, effrayée en même temps qu’éblouie, n’a pas osé refuser la chance qui s’offrait à elle. Sans amour il est vrai, mais avec une profonde reconnaissance pour l’homme qui l’appelle ainsi aux douceurs dejta vie, opulente et fait succéder pour elle à toutes les humiliations d’une existence subalterne les plus complètes satisfactions de l’orgueil féminin, elle prend possession du rang et de la richesse qui lui sont proposés. Sir Michaël ne lui en demande pas davantage ; il ne s’enquiert minutieusement, ni d’une origine qu’il devine assez obscure, ni d’antécédens que n’éclaire aucune lumière bien vive. S’il en était autrement ou si, pour procéder à la célébration du mariage, l’église anglicane exigeait la production des mêmes pièces