Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/971

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

supérieure. Au surplus, la nouvelle fiancée ne tardera pas, et c’est justice, à porter la peine de cette dissimulation coupable. Plus d’un indice fugitif vient à chaque instant inquiéter, alarmer les fières susceptibilités de son prétendu. L’ascendant vainqueur d’Aurora les calme ou plutôt les comprime pour un temps; mais l’arrivée inattendue à Bulstrode-Castle d’une des jeunes filles qui l’ont connue à Paris, dans ce pensionnat d’où elle a été enlevée, détruit soudainement la confiance aveugle dont elle abusait. Après avoir pris lecture de la lettre où sa mère, effarouchée par les révélations de leur jeune parente, le met en garde contre les antécédens suspects de sa fiancée, — et trouvant dans ses propres soupçons, vingt fois réprimés, la confirmation des craintes qu’on lui suggère, — Bulstrode se désespère d’abord; il réagit ensuite contre cette conviction naissante, il s’efforce de la combattre et de n’envisager ce qui a pu se passer dans le couvent parisien que comme une escapade sans importance. Toute cette affaire, si louche au premier abord, va s’éclaircir en quelques mots. C’est dans ces dispositions qu’il se rend auprès de sa fiancée. Aurora l’attend, vêtue de noir, au fond d’un appartement reculé. Du moment où le nom de son ancienne compagne a été prononcé devant elle, il lui a été impossible de ne pas prévoir ce qui allait arriver : elle sait donc que Talbot va venir et devine ce qu’il va lui dire. A son entrée, elle ne bouge pas, elle ne se détourne pas de la fenêtre où elle est assise. Il ne la voit que de profil, à peine éclairée par les dernières lueurs d’un jour d’hiver. Après lui avoir parlé sur un ton léger, que dément son angoisse intérieure, de la lettre qui vient d’arriver et qui nécessite, dit-il, quelques explications :


« — Vous lirai-je la lettre, Aurora?

« — Si vous voulez.

« Il prit dans son sein l’épître froissée, et, se penchant du côté de la lampe, il lut à voix haute, s’arrêtant à chaque phrase et comptant sur une interruption soudaine, un commentaire passionné; mais elle le laissa finir sans parler, et, même après qu’il eut fini, demeura muette.

« — Aurora!... Aurora !... Est-ce donc vrai?

« — Parfaitement vrai.

« — Pour quelle cause avez-vous quitté ce couvent?

« — Je ne puis vous le dire.

« — Du mois de juin 1856 au mois de septembre dernier, quelle a été votre résidence?

« — Je ne puis vous le dire, Talbot Bulstrode... C’est un secret qu’il m’est interdit de révéler.

« — Comment! il y a dans votre vie une lacune de près d’une année, et vous ne sauriez me faire connaître, à moi votre mari désigné, ce que vous êtes devenue pendant cet intervalle?