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parti à prendre, c’était la neutralité. Sa seigneurie elle-même n’eût pas agi autrement à ma place.

Le fazendeiro dont nous parlons était avant tout un homme d’esprit : il ne put s’empêcher de rire à cette étrange profession de foi, et l’affaire en resta là. Seulement le senhor se promit bien de conduire lui-même à l’avenir ses hommes au scrutin. Quant aux illustres convives qui, le jour du banquet, voulaient aller voter au milieu de la nuit, inutile de dire que leur enthousiasme électoral s’était évanoui avec les dernières fumées de la cachaça, et que pas un d’eux n’avait paru au municipe. Mascarenhas, qui connaissait son monde, avait jugé qu’il valait mieux garder pour lui seul le porc et les autres provisions du fazendeiro.

Si maintenant nous jetons un dernier coup d’œil sur l’ensemble du pays, si nous examinons les résultats de l’occupation du Brésil par la race portugaise, quels enseignemens y trouverons-nous ? Il m’est pénible d’être sévère pour un vaillant peuple, qui s’est montré pendant plus d’un siècle l’avant-garde des nations latines ; mais en vérité il n’est guère possible de faire l’éloge de la péninsule australe du Nouveau-Monde, quand on la compare à l’Amérique du Nord. Quelle différence en effet entre les railways qui sillonnent les États-Unis et les picadas de la forêt vierge ! Quel contraste entre New-York et Rio-Janeiro ! D’un côté l’activité humaine portée jusqu’à ses dernières limites, de l’autre la nonchalance la plus superbe se contentant de produire quelques boucauts de sucre ou quelques arrobes de café. Qu’on n’invoque pas les influences climatériques comme excuse : la Louisiane est aussi énervante que le Para ; les bouches du Mississipi sont peut-être plus malsaines que celles des Amazones. Les causes remontent plus haut : elles ont leur source dans ce dur génie portugais, mélange de fatalisme arabe et d’âpreté ibérique propre à l’épopée, mais rebelle à la science et au travail. Dès que la première fièvre de l’occupation fut apaisée, les conquistadores ne songèrent plus qu’à jouir en paix de la terre promise. Leurs descendans allèrent plus loin : quittant le casque de leurs rudes ancêtres pour le sombrero du planteur et leur vaillante épée pour le fouet du feitor, ils s’enveloppèrent dans leur manteau d’hidalgos, et laissèrent aux tribus vaincues le soin de les enrichir. Dédaignant les lentes productions de la terre, si féconde pourtant sous les tropiques, ils ne voulurent que de l’or. Pour en retirer quelques lingots, ils ont brûlé les forêts, bouleversé le sol, exterminé les peuplades indiennes et condamné à l’esclavage plusieurs millions de noirs. Ils n’ont encore ouvert ni routes ni canaux[1]. Les deux plus grands fleuves du

  1. On commence cependant, depuis quelques années, à faire des chemins de fer. Rio-Janeiro, Bahia, Pernambuco et São-Paulo sont dès ce moment à l’œuvre. Rio-Janeiro surtout, grâce à l’influence européenne et à l’énergie de quelques hommes d’initiative, comme le baron de Maua, entre résolument dans la voie du progrès. À l’autre extrémité de l’empire, un ingénieur brésilien, M. Tavares de Mello Albuquerque, vient d’établir une route à travers les provinces de Para, de Maranhão et de Goyaz, après avoir supporté des fatigues qui eussent fait reculer la plupart des ingénieurs européens.