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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/18

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de la défiance, et tout ensemble l’orgueil et la sournoiserie cauteteleuse d’une ignorance fière d’elle-même, qui ne laisse pas de prendre ses sûretés, et n’a garde de se laisser approcher. Bref, cette éloquente interjection est le résumé de la sagesse d’un peuple qui, vivant depuis bientôt trois mille ans, fait profession de ne plus s’étonner de rien et méprise ceux qui s’étonnent, non sans les redouter un peu… De telle sorte, madame, qu’au moyen d’un geste et d’une voyelle fra Antonio venait de me dire : « Oh ! la sotte question que voilà ! oh ! l’impertinente curiosité ! Le pauvre esprit, qui demeure tout ébahi d’une aventure si commune ! Qui sait pourtant s’il n’y a pas anguille sous roche ? Ce semplicione voudrait peut-être me confesser ! À qui pense-t-il avoir affaire ? En tout cas, s’imagine-t-il que moi, fra Antonio, moine hiéronymite en robe fauve, qui ai la tête remplie de secrets d’état, je m’en vais me creuser la cervelle à la seule fin de découvrir pourquoi un pauvre homme est devenu fou ? » Voilà ce que disait fra Antonio, et son apostrophe était si foudroyante que je demeurai cloué sur place, bouche béante, interdit, écrasé que j’étais par le sentiment de ma stupidité et de mon néant.

Heureusement il eut pitié de moi, il n’abusa pas de sa victoire, et, pour m’aider à rasseoir mes esprits troublés, il me fit le sourire le plus agréable que pussent ébaucher ses lèvres sèches ; puis, me prenant par la main, il me conduisit vers une armoire vitrée. — Voyez nos trophées ! me dit-il d’un ton mignard. — Et il me montrait du doigt le miroir du poète, sa ceinture, sa plume, son écritoire. — Nous avons conquis tout cela sur le monde ! — et son index dessinait une grande croix sur la poussière du vitrage. — Voyez aussi ce crucifix ! Il nous l’a légué. C’était nous léguer son cœur. Ce pauvre homme nous aimait tant ! Cela n’est pas étonnant : sans nous, que fût-il devenu ? C’était un esprit faible, léger. Jusqu’à la fin, le diable l’a couché en joue. Poveretto ! Il était venu à Rome pour y chercher une couronne. Saint-Onuphre a été son Capitole, et c’est la couronne des rachetés que nos pères ont tressée autour de son front. Et cependant, notez le point, il avait été élevé aux jésuites… — C’est toujours là que fra Antonio en revenait, et il frottait joyeusement l’une contre l’autre ses deux grandes mains jaunes et osseuses ; à le voir si content, on eût juré qu’il venait de gagner un quine à la loterie… La vue de cet homme m’était devenue odieuse.

Je lui tirai ma révérence, gagnai lestement la porte, et je m’en allais à grands pas, quand au bout de la galerie j’aperçus quelque chose qui me fit oublier fra Antonio et ses interjections. C’était une peinture que je n’avais pas remarquée en venant. Dans ce moment, un rayon du soleil couchant la couronnait d’une auréole étincelante.